Entretien avec Jean-Marc Jancovici, co-auteur de la bande dessinée Le monde sans fin.
Polytechnicien, co-fondateur avec Alain Grandjean du cabinet de conseil Carbone 4, Jean-Marc Jancovici est un spécialiste des questions d’énergie et de climat. Vulgarisateur de talent, il est le co-auteur, avec le dessinateur Christophe Blain, de la bande dessinée Le Monde sans fin qui rencontre un exceptionnel – et très mérité – succès de de librairie.
Il y a 60 ans, le premier choc pétrolier faisait prendre massivement conscience de l’importance du prix de l’énergie. Comment retracer à grands traits ce qui s’est passé en la matière depuis 1973 ?
Jean-Marc Jancovici – 1973 est une date importante : c’est le moment où l’énergie a coûté le plus cher par rapport à ce que les gens gagnent. En quelques mois, le prix de l’énergie a alors doublé en termes de proportion du pouvoir d’achat. Depuis, on a connu des périodes, par exemple entre 2010 et 2014, où le prix de l’énergie était aussi élevé qu’en 1973 en valeur absolue, mais jamais en termes de proportion du pouvoir d’achat, car ce dernier avait entre temps augmenté. Et on a aussi un long épisode, des années 1980 jusque vers 2005, de prix très bas.
Aujourd’hui, nous avons clairement passé le pic pétrolier conventionnel, c’est-à-dire le maximum de production hors pétrole de schiste. La date précise est sujette à discussion : en 2008 selon l’Agence internationale de l’énergie, en 2006 selon d’autres experts. Mais il y a consensus sur le fait que le pic conventionnel est derrière nous, ce qui a pour conséquence que nous sommes à présent, et pour longtemps, dans une période d’extrême instabilité des prix de l’énergie.
Vu que la demande ne cesse d’augmenter alors que l’offre stagne, on pourrait s’attendre à une augmentation constante des prix de l’énergie. Ce n’est pas le cas. Pourquoi ?
Cette logique selon laquelle plus un bien est rare et plus il est cher ne s’applique qu’à des biens qui ne sont pas indispensables. Elle ne s’applique pas à un bien essentiel au fonctionnement de l’ensemble de l’économie, comme l’acier ou l’énergie. Dans le cas de biens indispensables, un déséquilibre entre offre et demande entraîne une extrême instabilité des prix. C’est par exemple ce qu’ont montré les travaux du mathématicien Nicolas Bouleau.
De l’avis général, la politique européenne de libéralisation de l’électricité a abouti à un fiasco. Par quoi faudrait-il la remplacer ?
J’ai toujours dit que la libéralisation du marché de l’électricité était absurde. Je n’ai rien contre le capitalisme, mais vouloir à tout prix introduire de la concurrence et interdire le monopole dans l’électricité relevait, de la part de la Commission européenne, de l’idéologie pure. EDF était un monopole qui fonctionnait très bien et fournissait une électricité abondante et bon marché.
Avoir obligé à séparer la production du transport et de la distribution, puis la vente de l’électricité d’EDF à des « concurrents » (qui sont en fait des « dépendants ») à des prix ridicules n’a amené aucun avantage à la collectivité. Ce système n’a servi qu’a créer de la rente pour des distributeurs (souvent des petites entreprises, peu capitalisées), et ces sommes ont été détournées de l’investissement dans la production sans que les consommateurs ne profitent d’une baisse des prix. Bien au contraire.
Ce constat fait, qu’est-il possible de faire ? Revenir au système antérieur, en expropriant tous les distributeurs ? Aller vers un oligopole encadré, comme dans le marché de l’eau ? Confier à RTE la distribution ? Je ne sais pas quelle est la meilleure solution et suis pour un certain pragmatisme. Je suis en revanche persuadé que l’enjeu est de restituer au producteur la rente de la distribution d’électricité.
On peut faire un parallèle pour comprendre pourquoi c’est décisif avec le monde de l’alimentation. La rente est captée par les distributeurs (les grandes surfaces) au détriment des producteurs (les agriculteurs) qui manquent de ce fait des capitaux nécessaires pour investir dans l’amélioration de leur production et leur propre transition écologique.
Que pensez-vous de la relance du programme électronucléaire français ?
Le nucléaire est une industrie de long terme, et qui n’aime donc pas les changements incessants de politique. Les valses hésitation de ces dernières années ont été très néfastes, et ont empêché les investissements nécessaires, en particulier dans les compétences. Le gouvernement actuel se précipite à présent pour faire du nucléaire. Je regrette qu’il confonde vitesse et précipitation. Je ne comprends pas, par exemple, pourquoi il veut brûler les étapes du nécessaire débat public.
Cela dit sur la méthode, je considère que vouloir construire six nouveaux EPR sans préciser ce qui se passe ensuite revient à s’arrêter au milieu du gué. L’objectif de descendre à 50 % d’électricité d’origine nucléaire n’a pas de justification technique particulière. Il est pertinent d’annoncer d’entrée de jeu l’ensemble des réacteurs planifiés, pour favoriser les investissements, et parce qu’il existe des effets de série qui permettent de diminuer les coûts de construction puis d’exploitation. Dans l’électricité, les nouvelles renouvelables sont plutôt des compléments à un système de production électrique reposant principalement sur le nucléaire et l’hydraulique pilotables.
Il faut par ailleurs relancer au plus vite les investissements dans la quatrième génération de réacteurs, par exemple dans le cadre d’un programme européen. Seuls ces réacteurs seront durables, en permettant d’utiliser cent fois mieux l’uranium grâce à la surgénération. Il est dommage que la France ait mis fin à ses ambitions dans le domaine. Que de temps perdu !
Pour résumer, je suis pour construire des réacteurs de type EPR simplifiés, pour boucler avant d’avoir une quatrième génération au stade industriel.
Dans Le Monde sans fin, vous n’évoquez jamais les technologies de séquestration du CO2, qui permettraient d’envisager une production propre d’électricité à partir de charbon. Pourquoi ?
D’abord pour des raisons de place. Le livre fait déjà 200 pages ! Et puis parce que je pense que ces technologies ne nous offrent qu’une petite marge de manœuvre par rapport à notre objectif central qui est de diviser par trois au moins nos émissions de gaz à effet de serre en trente ans. La séquestration du CO2 est une technologie qui fonctionne, mais seulement sur des grosses installations. Elle nécessite de modifier en profondeur le brûleur d’une centrale.
Et séparer le CO2 des autres gaz de la fumée est très énergivore, ce qui fait que le rendement de la centrale diminue de 20 à 30 %. C’est également vrai pour la séquestration du CO2 dans des industries très émettrices de gaz à effet de serre comme la sidérurgie ou la cimenterie. Donc on peut le faire, mais cette limite physique nous empêchera de compter largement sur ce procédé pour décarboner l’économie.
Vous ne parlez pas beaucoup non plus, dans Le Monde sans fin, des inégalités en matière de consommation d’énergie, alors que cinq millions de personnes vivent en France en situation de grande précarité énergétique.
C’est vrai, mais c’est une question que j’aborde davantage dans mes conférences. J’y explique la chose suivante : en 1900, les 1 % les plus riches possédaient 60% du patrimoine français; en 1980, ils en possédaient quatre fois moins. Je pense que c’est l’abondance énergétique qui a permis cette réduction massive des inégalités, et l’émergence des classes moyennes. Depuis les années 1980, les inégalités repartent à la hausse. Depuis dix ans, le revenu disponible des ménages diminue en France.
C’est un vrai problème, qu’il va falloir affronter. La redistribution des richesses s’est faite, jusque-là, en partageant les recettes de la croissance. Avec la fin de l’abondance énergétique, il n’y aura plus de croissance au sens classique du terme. Comment alors redistribuer ? C’est pour moi une question centrale des prochaines décennies, qui est liée aux débats actuels sur les retraites. La retraite par répartition est une des manières de répartir le revenu global de la société, et ce dernier dépend… des machines donc de l’énergie.
Propos recueillis par Nicolas Chevassus