Au fil de l’histoire, les actuels territoires slovène et croate ont appartenu à de nombreux États ou empires différents. Au début du XXe siècle, ils font partie de l’Empire austro-hongrois, qui s’effondre à l’issue de la Première Guerre mondiale. En 1918, les forces nationalistes fondent l’État des Slovènes, des Croates et des Serbes qui deviendra le Royaume de Yougoslavie en 1929, s’étendant de l’est de l’Italie au nord de la Grèce.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne, l’Italie et la Hongrie annexent la Slovénie et mettent en place un État nazi en Croatie. Après la défaite du fascisme, les patriotes regroupés derrière Josip Broz Tito prennent le pouvoir. Ils instaurent une république fédérative socialiste qui regroupe six États : la Bosnie-Herzégovine (dont la capitale est Sarajevo), la Macédoine (Skopje), le Monténégro (Titograd, qui sera renommée Podgorica en 1992), la Serbie (Belgrade), la Croatie (Zagreb) et la Slovénie (Ljubljana).

Socialisme, non-alignement et ouverture économique vers l’ouest

L’électrification du pays sous contrôle public est une priorité du nouveau régime, qui développe l’hydroélectricité dans les Alpes slovènes ainsi que sur de nombreux fleuves ou rivières et les centrales thermiques dans les grandes régions de production de charbon. D’abord alliée à l’URSS, la Yougoslavie rompt rapidement avec Staline. En 1961, elle devient l’un des pays fondateurs et pilier du Mouvement des non-alignés, aux côtés des nations du sud. Cette coalition ne se contente pas de refuser la logique des blocs imposée par les États-Unis et l’Union soviétique, elle réclame la mise en place d’un nouvel ordre économique international, plus juste, qui permette d’en finir avec la domination des grandes puissances.

Pour compenser la dénonciation des accords commerciaux avec les pays de l’Est, la Yougoslavie doit néanmoins se tourner vers l’Europe de l’Ouest et les États-Unis. Lorsque Belgrade choisit de développer l’énergie nucléaire, c’est à la société américaine Westinghouse qu’elle passe commande. Implantée en Slovénie, mais à 10 kilomètres seulement de la frontière croate, la centrale nucléaire de Krško, d’une puissance de 688 mégawatts, est construite entre 1975 et 1983.

Après la mort de Tito en 1980, les tensions nationalistes et religieuses se renforcent dans la région. L’effondrement du bloc de l’Est offre l’occasion aux Slovènes et aux Croates de proclamer simultanément leur indépendance le 25 juin 1991. Malgré des affrontements avec l’armée yougoslave, la Slovénie devient un État souverain reconnu par la communauté internationale en juillet 1991. La Croatie accède au même statut en janvier 1992 mais, dans certaines parties du territoire, la guerre se poursuit jusque dans la deuxième moitié des années 1990 ; ce n’est qu’au début de l’année 2000 qu’un régime démocratique est mis en place.

Une énergie nucléaire partagée

Par sa situation géographique et de l’histoire yougoslave, la centrale nucléaire de Krško est un cas très particulier en Europe : cofinancée à parts égales par la Slovénie et la Croatie, sa production est partagée entre les deux États. Ensemble, en 2016, ils décident de prolonger son exploitation jusqu’en 2043. Trois ans plus tard, le gouvernement slovène se déclare favorable à la construction d’un second réacteur sur le site existant. En mars 2022, le premier ministre croate, le conservateur Andrej Plenković, se dit prêt à cofinancer cette extension.

L’hydroélectricité conserve néanmoins une place primordiale, assurant un quart du mix électrique slovène et la moitié de celui de la Croatie. Le charbon est encore très utilisé, surtout en Slovénie (25 % de la production contre 10 % en Croatie). Quasi inexistant en Slovénie, l’éolien est davantage présent en Croatie (près de 14 % de la production annuelle), même si le choix a été fait de longue date de préserver le littoral et les presque 700 îles du pays. Une décision qui s’explique par l’importance du secteur touristique, qui pèse officiellement près de 20 % du PIB croate, et bien davantage si l’on prenait en compte l’économie « grise », non déclarée.

Malgré leur adhésion à l’Union européenne (en 2004 pour la Slovénie et en 2013 pour la Croatie), les deux nations conservent encore leurs systèmes électriques sous contrôle public. En Slovénie, deux entreprises d’État détiennent les installations de production : GEN Energija et HSE (Holding Slovenske elektrarne). L’opérateur de réseau, Elektro-Slovenija (ELES), est, lui aussi, public. En Croatie, la quasi-totalité du système, de la production à la distribution, est gérée par la firme publique Hrvatska elektroprivreda (HEP). « Les syndicats de l’électricité ont eu raison d’empêcher la privatisation dans les années 1990 », affirme Mitja C. Fabjan, président de SDE (Syndicat des travailleurs de l’énergie de Slovénie). Mais, la situation n’est pas satisfaisante pour autant. « L’agence qui gère les participations de l’État est focalisée sur des critères économiques. Les investissements dans le réseau et les salaires sont trop faibles, le recours à la sous-traitance est de plus en plus fréquent… Malgré la propriété publique, le système électrique se détériore. »

Pour la fourniture de gaz, le désengagement est encore plus net. Dès 2002, le Fonds monétaire international exigeait la privatisation d’Industrija Nafte (INA), le principal producteur de pétrole et de gaz croate. 47 % des parts ont été vendues à la firme hongroise Magyar Olaj és Gázipari (MOL, « Pétrole et gaz hongrois ») et l’État ne détient plus que 44 % du capital. Celui de Geoplin, le principal distributeur gazier slovène, a, lui aussi, en partie été vendu au privé.

Gaz liquéfié, nouveau nucléaire et renouvelables électriques

La Slovénie et la Croatie n’ont pas attendu la guerre de 2022 en Ukraine pour réduire leur dépendance au gaz russe. En janvier 2021, un terminal méthanier flottant capable de traiter 2,6 milliards de mètres cube par an était mis en service sur l’île croate de Krk pour importer du gaz naturel liquéfié en provenance des États-Unis et du Qatar. Zagreb veut à présent porter sa capacité à plus de six milliards de mètres cube, soit le double des besoins du pays, de façon à approvisionner les marchés autrichien et allemand.

Dans l’électricité, deux chantiers majeurs sont prévus : le développement du nucléaire et celui des énergies renouvelables. Le gouvernement slovène veut tout d’abord accélérer le projet de deuxième réacteur à Krško, qu’il souhaite connecter au réseau d’ici à 2037. Sa puissance serait de 1,6 gigawatts et l’investissement pourrait coûter jusqu’à 11 milliards d’euros. La Slovénie participe également au plan Phoenix lancé par le département d’État américain, qui vise à développer des petits réacteurs modulaires (SMR) en remplacement de centrales au charbon. Dans le même temps, la Bulgarie, qui veut augmenter la puissance de sa centrale de Kozloduy, propose d’associer Ljubljana au projet, soit en tant qu’acheteur d’électricité, soit en tant qu’investisseur.

En matière de renouvelables, la Slovénie accuse un certain retard. En 2021, leur part dans la consommation finale brute n’était que de 24,6 % alors que Ljubljana s’était engagée auprès de l’Union européenne à atteindre 25 %, un objectif auquel Bruxelles conditionnait l’accès au Fonds de cohésion 2021-2027. Pour compenser cette différence, la Slovénie a utilisé une disposition récemment instaurée (en 2021) par les institutions européennes : le « mécanisme de transfert statistique », qui consiste à payer à un autre pays producteur la part qui lui « manque ». Suite à un appel d’offres européen, elle a donc acheté à la République tchèque un flux totalement fictif de 208 gigawattheures d’électricité renouvelable pour un montant d’un peu plus de 2 millions d’euros.

Pour éviter que cette mauvaise expérience se renouvelle, le gouvernement présidé par l’écologiste libéral Robert Golob, vainqueur surprise des élections législatives de 2022, a engagé un grand plan de développement du solaire photovoltaïque qui vise à installer 1 gigawatt d’ici à 2025. Ancien cadre de l’industrie électrique, Golob se montre tout aussi favorable aux renouvelables qu’au nucléaire. De l’autre côté de la frontière, les chiffres affichés par la Croatie en la matière sont meilleurs, grâce au solaire, à l’éolien, à la biomasse et surtout à l’hydraulique. Ce qui n’empêche pas les investisseurs de rêver à l’exploitation du gisement éolien en mer Adriatique, estimé à 25 gigawatts.

Mais, pour le gouvernement conservateur au pouvoir à Zagreb, la priorité à court terme en matière d’énergie pourrait se trouver ailleurs. Confrontés à une forte vague de chaleur dès le début de l’été 2024, les pays du Sud-Est de l’Europe craignent pour la stabilité de leur réseau interconnecté. Le 21 juin, une panne en cascade touchait la Bosnie-Herzégovine, l’Albanie, le Monténégro et certaines parties de la Croatie. Forte utilisation des climatiseurs, baisse de la production hydroélectrique, décommissionnements récents de centrales au charbon, congestions aux frontières… plusieurs facteurs combinés mettent les systèmes électriques de la région à rude épreuve. Et, libéralisation oblige, pousse les prix vers des sommets : fin juin, le mégawattheure frôlait une moyenne journalière de 300 euros sur le Croatian Power Exchange (CROPEX), la Bourse croate de l’électricité.

Aurélien Bernier