Il y soixante ans, l’accélération de l’équipement informatique d’EDF et GDF provoque une très vive inquiétude des syndicats, qui craignent des réductions massives d’effectif. Pourtant, il n’en sera rien. Y a-t-il des leçons à en tirer à l’heure de l’irruption de l’IA ?
« L’ordinateur va dévorer les emplois ». Le titre s’étale en grand caractère sur la page 2 de Force de février 1962, l’ancêtre du journal que vous avez entre les mains. Et les articles se multiplient dans les mois suivants, qui tous alertent sur l’arrivée imminente de machines Bull Gamma 60, alors ce qui se fait de mieux au monde, dans les services administratifs d’EDF et GDF. Ils y prendront en charge notamment la gestion des abonnés, des agents, la comptabilité ou encore les statistiques de l’entreprise. La CGT redoute qu’il s’en suive une hémorragie d’emplois. A la SNCF, alerte Force, le même Bull Gamma 60 assure depuis peu la paye des 350 000 cheminots par 27 agents, là où il en fallait auparavant des milliers.
Les « cerveaux électroniques », comme on dit alors, ne sont pourtant pas des inconnus dans les deux entreprises publiques de l’énergie. La Direction Etudes et Recherche (DER) a acquis sa première machine Bull en 1955, puis un Bull Gamma 60 installé en janvier 1960 au troisième sous-sol de la place des Etats-Unis, siège parisien de la DER. Il a même fallu creuser un forage pour trouver l’eau servant au refroidissement de la machine, qui occupe une salle de centaines de m². Elle sera à son tour remplacée deux ans plus tard par une machine IBM. La rapidité de l’augmentation de la puissance des supercalculateurs est stupéfiante : la même opération de calcul de répartition des transits dans le réseau électrique qui prenait 3 heures en 1958 prend 10 minutes en 1961, et 15 secondes trois ans plus tard.
L’informatisation peut ainsi servir à améliorer la gestion du réseau et la distribution, les syndicats ne le contestent pas. Ce qui les inquiète, c’est le devenir des milliers de salariés employés dans les ateliers de mécanographie, et dont le savoir-faire permet de faire fonctionner les machines à cartes perforées qui servent depuis les années 1950 à toutes les tâches administratives. Or, « L’ORDINATEUR », comme on écrit alors (le terme apparaît avec les premières machines IBM qui remplacent les Bull, vite dépassés) de manière inquiète, menace l’existence même de ces emplois. « C’est tout de suite qu’il faut dire la vérité au personnel, ce n’est pas quand le monstre sera en route ; il sera alors trop tard pour faire garantir les emplois actuels » lance Force.
Les alertes répétées lancées par la CGT finissent par porter leurs fruits. En 1964, la direction d’EDF et GDF livre les premières estimations de l’impact sur l’emploi de l’arrivée de « L’ORDINATEUR » : 20 000 postes touchés, et 5 000 supprimés dans la décennie à venir. Ces chiffres, somme toute peu importants, ne sont pas contestés par les syndicats. Surtout, la direction s’engage à mettre au point immédiatement « un programme de reconversion du personnel intéressé » en « tenant compte de leur desiderata ». C’est ainsi que les débuts de l’informatisation massive d’EDF et GDF se feront sans effet sur l’emploi, et que l’on n’entendra plus parler pendant des années de « L’ORDINATEUR », qui perdra entre temps ses guillemets et ses majuscules, dans les colonnes de Force.
La morale de cette histoire ? Sans doute que toute réflexion syndicale sur l’évolution technique ne doit pas perdre de vue que cette dernière peut et doit être mise au service de la réduction du temps de travail et de sa pénibilité. Comme l’écrivait très bien Force en 1962 : « Les progrès techniques, les conquêtes scientifiques, doivent servir l’humanité ; mais non pas priver l’homme de sa situation. C’est la part de travail de chacun qu’il faut réduire, à seule fin qu’il y en ait pour tous ».