La prospérité économique des Pays-Bas s’est largement construite sur l’industrie pétrolière et gazière. Ce pays, qui se surnomme lui-même « Gasland » (la terre du gaz), doit néanmoins opérer sa transition, dans les énergies thermiques comme dans les énergies électriques. Si le gouvernement néerlandais prépare, contraint et forcé, une reconversion énergétique, les logiques de marché restent au cœur du système et le débat sur les mesures environnementales fracturent la société.
Le 16 août 2012, la terre tremble dans la province de Groningen, au Nord-Est des Pays-Bas. Depuis les années 1990, l’exploitation du dixième plus grand gisement de gaz naturel au monde a provoqué des séismes, mais jamais d’une telle importance : avec une magnitude de 3,6 sur l’échelle de Richter, l’énergie sismique enregistrée dépasse largement les prévisions des exploitants, les pétroliers Shell et Exxon. De nombreux bâtiments sont touchés et plus de 30 000 demandes de dommages et intérêts sont recensées, contre un millier au cours des vingt années précédentes.
Ce jour-là, l’opinion publique néerlandaise bascule. Les manifestations citoyennes se multiplient pour demander à l’État de protéger les intérêts des habitants face à ceux des multinationales. En 2014, la production de gaz naturel est réduite pour limiter les risques de nouveaux tremblements de terre. Quatre ans plus tard, le gouvernement annonce l’arrêt de l’exploitation à l’horizon 2030. Une échéance trop tardive pour le Conseil d’État, qui la rejette. Le ministre des Affaires économiques et du climat fixe une nouvelle date : en 2022, le champ de Groningen, qui compte environ 300 forages, sera fermé.
Avec la crise des prix de l’énergie de 2021, les habitants de la région craignent que le gouvernement se rétracte. Les pays voisins, dont l’Allemagne, qui importent le gaz néerlandais sans subir les dommages liés à l’extraction, réclament d’ailleurs la relance de la production à Groningen pour compenser la baisse des importations russes et limiter la flambée des cours. Mais pour l’instant, l’arrêt de l’exploitation est toujours prévu, quoique différé. D’après les dernières rumeurs dont la presse économique se fait l’écho, il pourrait avoir lieu en octobre 2023.
Le gaz au cœur de l’économie néerlandaise
C’est la découverte du gisement de Groningen en 1959 qui a transformé les Pays-Bas en « nation du gaz ». Dans les années 1960, les pouvoirs publics investissent massivement, aux côtés des multinationales, pour tirer les bénéfices de cette manne énergétique et financière. La quasi-totalité des habitations est raccordée au réseau, ainsi que la plupart des activités économiques. L’accès à un gaz naturel local et bon marché permet d’attirer des industries énergivores et de développer une horticulture et un maraîchage intensifs grâce à des serres chauffées.
Dès le premier choc pétrolier, les Pays-Bas décident néanmoins de diversifier à la fois la production et les approvisionnements. D’autres gisements plus petits sont mis en exploitation, notamment en mer du Nord, et les infrastructures sont renforcées pour importer et exporter davantage de gaz. Des interconnections sont mises en service avec la Belgique, l’Allemagne, la Norvège, la Russie, le Royaume-Uni. Au début des années 2000, les Pays-Bas gèrent un volume de gaz qui représente deux fois sa consommation nationale.
Après la libéralisation du secteur en 2002, l’entreprise publique de transport Gasunie Transport Services (GTS) crée une Bourse du gaz, le Title Transfer Facility (TTF). Cette place de marché virtuelle est la plus importante d’Europe. Elle propose différents services, comme la mise en relation d’acheteurs et de vendeurs pour des opérations de gré à gré via des courtiers ou des contrats-types pour des achats au comptant ou à terme. En 2011, le gigantesque port de Rotterdam (le plus grand d’Europe, qui héberge un véritable complexe pétrochimique) s’équipe d’un terminal méthanier, qui permet de diversifier encore les approvisionnements et de flexibiliser un peu plus le marché.
Une énergie privée et d’origine fossile
La prédominance du gaz naturel se ressent aussi dans le mix électrique : la moitié de la production de courant est assurée par des centrales au gaz. Le charbon importé à Rotterdam alimente encore de nombreuses centrales, qui produisaient en 2018 plus du quart de l’électricité consommée. Le complément est assuré par l’éolien, par une centrale nucléaire (la centrale de Borssele), par la biomasse et les déchets, l’hydroélectricité étant quasiment inexistante aux Pays-Bas. L’industrie électrique est dominée par le secteur privé, le parc de production se partageant entre les français EDF et Engie, le suédois Wattenfall, les allemands E.ON et RWE, les néerlandais Delta et Eneco.
Pour l’électricité comme pour le gaz, les prix sont déterminés par le marché et l’État n’intervient pas dans leur fixation. Des mesures d’urgence, strictement temporaires, ont été mises en place pour faire face à la crise de 2021 : la TVA a été réduite et un prix plafond a été fixé jusqu’à un certain volume de consommation.
Pour la principale organisation syndicale néerlandaise, la Federatie Nederlandse Vakbeweging (FNV, Confédération syndicale des Pays-Bas), ces interventions sont loin d’être suffisantes. « Notre vision de l’énergie est claire. Nous pensons que l’énergie, comme l’eau, est un droit fondamental. Tout le monde devrait y avoir accès. » affirme Özcan Colak, en charge des activités de réseaux à la FNV. « Le gouvernement doit davantage réglementer le marché de l’énergie » poursuit-il. Une exigence dont on ne retrouve pas trace dans les différents documents de planification nationaux.
Quelles transitions et à quel coût social ?
Pour un pays aussi dépendant des énergies fossiles, dont le développement économique est intimement lié au pétrole (avec la multinationale Shell) et au gaz, la décarbonation n’est pas une mince affaire. Fin 2021, la coalition libérale-conservatrice au pouvoir décidait de construire deux nouvelles centrales nucléaires qui devraient entrer en service en 2035 et couvrir 13 % des consommations électriques. Des objectifs ambitieux sont fixés pour l’éolien et le photovoltaïque, mais le foncier est rare et cher dans un pays très densément peuplé et menacé par la montée du niveau de la mer.
Pour continuer à tirer profit des infrastructures gazières, les pouvoirs publics semblent miser davantage sur le « gaz vert ». Avec plus de 136 000 kilomètres de gazoducs et une agriculture très productiviste, la méthanisation peut fournir une quantité importante de biogaz en remplacement du gaz naturel. L’Accord sur le climat de 2019 prévoit de multiplier sa production par 14 à l’horizon 2030. Comme la plupart des États européens, les Pays-Bas disposent également d’une « stratégie nationale hydrogène » qui semble vouloir adapter les infrastructures existantes afin qu’elles transportent de l’hydrogène à la place du gaz naturel, une adaptation dont le coût s’annonce particulièrement élevé. Comme en Norvège (voir Énergies Syndicales n°222), le captage du dioxyde de carbone est lui aussi envisagé, soit pour l’injecter en mer du Nord dans d’anciens gisements de gaz ou de pétrole, soit pour l’utiliser dans le maraîchage et l’horticulture sous serres afin d’accélérer la croissance des plantes.
Si les scenarios techniques de transition énergétique ne manquent pas, les stratégies des pouvoirs publics semblent faire l’impasse sur l’emploi. Comment les salariés des industries fossiles pourront-ils retrouver du travail ? Dans quelles conditions de rémunération ? Le gouvernement considère sans doute que c’est au marché de gérer ces questions, mais la FNV ne l’entend pas ainsi. « Après des années de lutte, nous avons obtenu la mise en place d’un fonds charbon en 2019, doté de 22 millions d’euros. Grâce à ce fonds, les employés sont soutenus financièrement pour être orientés vers un autre emploi, par le biais de formations et d’éventuelles compensations pour la perte de revenus si le nouveau poste est moins rémunérateur. Nous voulons l’élargir à tous les employés susceptibles d’être affectés par la transition énergétique. » nous dit Marcelle Buitendam, en charge des sociétés de production et de fourniture d’énergie à la FNV. Le 12 juin 2023, la centrale syndicale a remis au gouvernement un manifeste en ce sens.
Mais un autre problème politique se dessine, car la question énergétique semble fracturer de plus en plus la société néerlandaise. Si une partie de la population trouve que la décarbonation n’est pas assez rapide, la droite populiste s’oppose de plus en plus vigoureusement aux énergies renouvelables et à la baisse de l’utilisation des énergies fossiles. En mars 2023, le tout jeune « Mouvement agriculteur–citoyen » (BoerBurgerBeweging, BBB), fondé quatre ans plus tôt, remportait une victoire surprise aux élections provinciales et devenait le premier parti en nombre de sièges au Sénat. Soutenu par l’ancien président américain Donald Trump, le BBB a gagné grâce à une campagne axée sur la défense du productivisme et le refus des mesures environnementales.
Aurélien Bernier