
À l’heure où le management individualisé gagne du terrain, les négociations salariales par la branche sont un moyen de réinvestir la lutte collective pour les salaires. Sociologue du travail, chercheuse émérite au CNRS, Danièle Linhart propose des pistes pour renouveler les pratiques collectives et contrer la toute-puissance patronale.
Vous décrivez une individualisation croissante du management et des salariés, dont la rémunération dépend de plus en plus de leurs supposées performances individuelles. Comment cela affecte-t-il les luttes collectives ?
Danièle Linhart : L’individualisation du management est un phénomène qui s’est accentué depuis les années 1970, en réaction aux mouvements sociaux de 1968. Le patronat a introduit des dispositifs comme l’individualisation des rémunérations, des objectifs et des évaluations pour fragmenter les collectifs de travail. Cela a créé une logique de concurrence entre les salariés, affaiblissant leur capacité à se mobiliser ensemble. Par exemple, sur les chaînes de montage, on voit des ouvriers avec des objectifs individualisés, ce qui génère une ambiance délétère et nuit à la coopération. Cette individualisation est un poison pour le collectif, car elle empêche les salariés de se reconnaître dans une condition commune et de s’unir pour défendre leurs droits.
La multiplication des postes d’encadrement vise-t-elle à masquer cette relation de subordination ?
Danièle Linhart : Les petits cadres sont complètement pris en étau, car le pouvoir qui leur est accordé est articulé autour d’une rationalité néolibérale de rentabilité à court terme qui leur est imposée. Ils n’ont pas d’autonomie dans leur pouvoir, c’est la logique de la patate chaude : ils ont à faire faire des choses à d’autres, mais ils sont agis par une pensée qui organise, planifie leur travail en fonction d’objectifs auxquels ils ne sont pas associés. Maintenant il y a vraiment des bataillons de cadres et cette profession a perdu de son prestige. On le voit bien, les open-spaces semblables à de grands ateliers, où des dizaines de cadres sont postés les uns à côté des autres, collés à leur ordinateur. Il y a une disciplinarisation des corps, via l’usage de l’espace, pour bien leur faire comprendre qu’ils sont des exécutants comme les autres.
Vous insistez sur l’importance de l’organisation du travail, un sujet peu abordé par les syndicats. Pourquoi est-ce crucial ?
Danièle Linhart : L’organisation du travail est un enjeu central, car elle détermine les conditions dans lesquelles les salariés exercent leur activité. Pourtant, elle est souvent négligée par les syndicats, qui se concentrent sur les salaires, la durée du travail ou la protection de l’emploi. Or, c’est dans l’organisation du travail que se nichent les problèmes de souffrance au travail, de burn-out, ou encore de harcèlement moral. Le lien de subordination, au cœur du contrat salarial, est un obstacle majeur : il empêche les salariés de contester ou de critiquer les directives qui leur sont imposées, sous peine de sanctions. Cette subordination est de plus en plus vécue sur un mode individuel, ce qui affaiblit encore la capacité des salariés à se mobiliser collectivement.
Le lien de subordination est souvent justifié par la responsabilité de l’employeur en matière de santé et de sécurité. Qu’en pensez-vous ?
Danièle Linhart : En réalité, les employeurs sont souvent juges et parties : ce sont eux qui créent les conditions de travail délétères. D’ailleurs, la France a les taux d’accidents et de suicides au travail les plus élevés d’Europe. Les burn-out et les addictions liées à la nécessité de « tenir » sont en hausse. Dire que le lien de subordination protège les salariés est un leurre. Au contraire, il les place dans une situation de domination qui les empêche de défendre leurs droits et leur santé.
Comment les syndicats pourraient-ils s’emparer de cette question du lien de subordination ?
Danièle Linhart : Les syndicats doivent mener une bataille idéologique pour remettre en question la légitimité de ce lien de subordination. Aujourd’hui, même des ingénieurs, pourtant très qualifiés, sont soumis à des managers qui ne connaissent rien à leur métier. Cette subordination est archaïque dans une société démocratique où les individus ont accès à la connaissance et à la formation. Les syndicats pourraient organiser des espaces de réflexion collective pour permettre aux salariés de critiquer et de proposer des alternatives à l’organisation du travail. Il faut sortir de cette logique où les salariés sont de simples exécutants et leur redonner une voix dans la définition de leur activité.
Les conventions collectives et des négociations par branche, constituent-elles une piste pour renforcer le collectif ?
Danièle Linhart : Absolument. Les conventions collectives et les accords de branche permettent de valoriser la professionnalité et les règles du métier, plutôt que de se concentrer sur des négociations individuelles ou d’entreprise. Cela renforce le sentiment d’appartenance à un collectif et permet de défendre des valeurs communes, ce qui donne une base solide pour défendre les droits des salariés. Valoriser la professionnalité, c’est aussi une manière de résister à l’idéologie managériale qui instrumentalise la psychologie humaine au détriment des qualités professionnelles et de la technicité.
Quel impact l’individualisation des rémunérations a-t-elle sur les collectifs de travail ?
Danièle Linhart : L’individualisation des rémunérations est un cheval de Troie du patronat pour fragmenter les collectifs. En introduisant des primes et des gratifications individualisées, on crée une logique de concurrence entre les salariés. Chacun croit avoir un petit privilège, mais en réalité, cela les isole et les empêche de se reconnaître dans une condition commune. Cela tue le sentiment de solidarité et de destin commun, essentiel pour construire des luttes collectives. Les syndicats doivent réaffirmer le principe « à travail égal, salaire égal » pour reconstruire cette solidarité.
Face à ces défis, comment redonner du pouvoir aux salariés ?
Danièle Linhart : Il faut libérer la pensée créative et permettre aux salariés de reprendre la main sur leur travail. Cela passe par une transformation profonde de l’organisation du travail, qui doit devenir un enjeu de société. Les syndicats ont un rôle clé à jouer pour organiser les salariés et les sortir du lien de subordination. Par exemple, lors des grèves, les salariés sortent temporairement de cette subordination et retrouvent une capacité d’action collective. Il faut amplifier ces moments pour construire une alternative durable.
L’idée de relations de travail sans lien de subordination semble difficile à concevoir…
Danièle Linhart : Je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas sortir de cette logique qui est complètement disproportionnée à l’égard des salariés qui sont dans un état de domination et de subordination en pensant une autre forme de relation qui pourrait s’y substituer.
L’exemple du droit de vote des femmes est très éclairant. Au début du XXe siècle, l’idée que les femmes puissent voter était considérée comme impensable, voire dangereuse. Pourtant, grâce à des luttes collectives et à une remise en question des normes sociales, ce droit a été acquis. Aujourd’hui, personne ne remet en cause cette évidence. De la même manière, le lien de subordination au travail est perçu comme une norme intangible, mais il n’a rien de naturel ou d’inévitable. Si on a pu transformer des rapports sociaux aussi profondément ancrés que la domination masculine, on peut aussi repenser le travail et la subordination. Il faut oser imaginer un monde où les salariés ne seraient plus de simples exécutants, mais des acteurs à part entière de leur activité.
Comment les syndicats peuvent-ils s’inspirer de cet exemple pour renouveler leurs pratiques ?
Danièle Linhart : Les syndicats doivent mener une bataille culturelle et idéologique pour faire évoluer les mentalités. Cela passe par des campagnes de sensibilisation, des formations et des espaces de débat pour permettre aux salariés de prendre conscience de leur pouvoir collectif. La généralisation du télétravail a mis à mal les collectifs de travail et les dynamiques de mobilisation. Redonner du collectif dans les luttes syndicales passe par une remise en question profonde du lien de subordination des salariés à leur patrons, encore renforcé par l’hyper individualisation de leur rapport à la hiérarchie. Dans un contexte d’individualisation croissante, c’est par le renforcement de la solidarité et le sentiment d’appartenance à un métier dont l’utilité sociale est reconnue, que les salariés pourront retrouver leur pouvoir d’agir collectivement.
Entretien réalisé par Eugénie Barbezat
