Dirigée depuis 2010 par la droite nationaliste de Viktor Orbán, la Hongrie défie l’Union européenne sur de nombreux sujets. Dans l’énergie, elle freine autant que possible la dérégulation exigée par Bruxelles et reste très liée à la Russie, tant pour les approvisionnements en gaz que pour le développement de la filière nucléaire.
Avril 2022. En pleine crise des prix de l’énergie et de poussée inflationniste en Europe, quelques semaines seulement après l’attaque de la Russie contre l’Ukraine, les Hongrois votent pour élire leurs 199 députés à l’Assemblée nationale. Occupant le poste de Premier ministre depuis douze ans, Viktor Orbán doit affronter une coalition qui regroupe presque toutes les forces d’opposition, du Parti socialiste de centre-gauche au Jobbik d’extrême-droite. En dépit de cette configuration, le mouvement conservateur et nationaliste d’Orbán, le Fidesz, remporte une victoire écrasante : avec 119 députés, auxquels s’ajoutent 16 sièges pour son allié du Parti populaire démocrate-chrétien (KDNP), il conserve la majorité qualifiée qui lui permet de continuer à gouverner sans compromis. Son discours anti-immigration et souverainiste n’explique que partiellement son succès, qui est aussi dû à des politiques en faveur du pouvoir d’achat des classes moyennes et populaires. Les prix de l’électricité et du gaz pour les ménages hongrois, notamment, sont les moins chers de l’Union européenne.
Une souveraineté malmenée
Fondée à la fin du IXe siècle, la Hongrie perd sa souveraineté dès 1526 au profit de l’Empire ottoman puis de l’Empire austro-hongrois. Elle ne la retrouve qu’après la Première Guerre mondiale, lorsque le Traité de Trianon de 1920 négocié par les États victorieux fixe ses nouvelles frontières. Mais, celles-ci lui font perdre plus des deux tiers de sa superficie, son accès à la mer, ses mines d’or, d’argent, de cuivre… et 32 % de la population magyarophone. Le traité est vu comme une humiliation nationale, qui conduira au ralliement de la Hongrie au Troisième Reich. Après la fin des conflits, le pays est occupé par l’URSS, qui soutient la mise en place d’une République populaire marxiste-léniniste. Le 23 octobre 1956, Budapest se soulève contre le régime, mais l’insurrection est écrasée par l’Armée rouge.
La Hongrie autorise un secteur économique privé et, malgré son appartenance au bloc de l’Est, attire des capitaux occidentaux dès la fin des années 1960. Elle développe une solide industrie mécanique : construction de bus, de camions, de matériel ferroviaire, de moteurs. Le 2 mai 1989, le rideau de fer est ouvert et Budapest engage une transition. Contrairement à ce qui se produit dans d’autres États de l’Est, la sortie du régime est négociée entre le Parti socialiste ouvrier et les groupes d’opposition. L’économie de marché est instaurée en 1990, mais la population déchante vite : la crise arrive dès 1993, la situation des ouvriers, des agriculteurs et des retraités se dégrade fortement, de nombreuses entreprises publiques sont bradées au privé.
La Hongrie adhère à l’Union européenne en 2004, mais ne respecte aucun des critères de Maastricht. Bruxelles la place sous le coup d’une procédure pour déficit excessif et exige des réformes structurelles. Budapest accepte et réduit de 20 % les effectifs de la fonction publique, rend les inscriptions à l’université payantes, ferme de nombreux lits dans les hôpitaux et privatise partiellement la santé. À partir de 2008, les conséquences de la crise des subprimes aggravent encore la situation.
Vers un régime « illibéral »
Les politiques d’austérité poussent les Hongrois à voter pour le Fidesz. Libéral et pro-européen à l’origine, ce parti a modifié sa ligne politique, refusant certaines réformes européennes, adoptant des positions souverainistes, ultraconservatrices et anti-immigration. Durant la campagne électorale pour les législatives de 2010, la baisse des prix de l’énergie est l’un de ses engagements majeurs.
Au milieu des années 1990, les grands monopoles publics du gaz et de l’électricité furent scindés en plusieurs filiales, et une partie du capital fut transférée aux collectivités locales. N’ayant pas les moyens financiers pour gérer ces services, elles revendirent leurs actifs. Des firmes allemandes et françaises (E.ON, RWE, EDF, GDF) profitèrent de cessions à prix bradés. Amputée par ce découpage et ces privatisations, l’entreprise publique Magyar Villamos Müvek (MVM) restait néanmoins le premier électricien du pays. Mais les prix grimpèrent.
À son arrivée au pouvoir en 2010, Orbán met sous pression les opérateurs privés en les taxant davantage tout en limitant leurs prix de vente. En 2012, il affirme vouloir transformer la distribution d’énergie de son pays en « activité sans but lucratif » et annonce le rachat de certains actifs d’E.ON. Un an plus tard, les activités gazières de la multinationale allemande sont effectivement reprises par MVM. En 2015, c’est la filiale de GDF, Energie Magyarorszag, qui est nationalisée. Deux ans plus tard, c’est le tour de Démáz, propriété d’EDF.
Les directives européennes sur les marchés de l’énergie sont mises en œuvre a minima. Dans l’électricité, MVM assure encore 60 % de la production, en particulier grâce aux deux plus grandes centrales du pays qu’elle exploite : le site nucléaire de Paks, à 100 kilomètres au Sud-Ouest de Budapest, sur les rives du Danube,et la centrale au charbon de Mátra, dans le Nord-Est. Sur le marché de détail, l’allemande E.ON a dépassé le fournisseur historique, mais dans le gaz, MVM domine toujours le marché de gros et la fourniture.
La Hongrie dispose surtout d’un « schéma de service universel » qui permet à l’État de réguler les prix du gaz et de l’électricité pour les petits consommateurs. Cette régulation a eu un impact net en matière de précarité énergétique : entre 2013 et 2018, la part des ménages qui n’arrivent pas à chauffer leurs logements a chuté de près de 15 % à 6 %. « Il s’agit d’une très bonne solution pour les familles hongroises, dont les factures mensuelles sont stables et prévisibles, » estime Ernő Pinczés, vice-président de la Confédération syndicale des ouvriers unis de l’électricité (EVDSZ). « Mais si le gouvernement a pu réguler les prix, c’est parce qu’il a repris le contrôle des entreprises libéralisées ». Le dispositif est bien sûr dans le viseur de Bruxelles, mais le Fidesz, reconduit au pouvoir en 2014, 2018 et 2022, s’est toujours refusé à le remettre en cause.
Des liens toujours forts avec Moscou
Les relations entre l’Union européenne et la Hongrie sont très tendues depuis l’arrivée au pouvoir de Viktor Orbán en 2010. Dans un premier temps, c’est le déficit public excessif qui inquiétait Bruxelles. Puis le conflit s’est déplacé sur d’autres sujets : indépendance des juges et de la Banque centrale hongroise, les libertés publiques. Près de 22 milliards d’euros de fonds prévus pour la Hongrie sont toujours bloqués en l’attente de réformes exigées par le Parlement européen et la Commission.
Après avoir quitté le Parti populaire européen (PPE, principal regroupement de partis de droite au Parlement de Strasbourg) en 2021, le Fidesz cherche du soutien auprès de l’extrême-droite européenne, notamment de Giorgia Meloni en Italie. Il renforce également les liens avec la Chine, devenue le premier investisseur en Hongrie en 2023, entretient des relations étroites avec la Serbie, qu’il souhaite voir entrer dans l’Union européenne, et surtout reste proche de Moscou.
En 2021, Budapest renouvelait pour 15 ans son contrat d’approvisionnement gazier avec la Russie. L’essentiel du combustible arrive par le Turk Stream, qui relie la Turquie à la Bulgarie puis à la Serbie. Si Budapest diversifie ses achats, en important notamment via le terminal méthanier croate de Krk, Gazprom reste, de loin, son principal fournisseur.
En matière d’électricité, la moitié de la production du pays est assurée par la centrale nucléaire de Paks, de conception soviétique. Construite entre 1974 et 1982, elle est composée de quatre réacteurs VVER de 500 mégawatts chacun et fait du pays le troisième de l’Union européenne, après la France et la Slovaquie, du point de vue de la part du nucléaire dans la production de courant. Néanmoins, la Hongrie continue d’importer 30 % de sa consommation de l’étranger. Par ailleurs, le gouvernement a fixé un objectif de 90 % d’électricité décarbonée à l’horizon 2030. Pour l’atteindre, Budapest veut développer le solaire, remplacer le charbon de Mátra par du gaz et installer de nouveaux réacteurs nucléaires sur le site de Paks.
Alors qu’au début des années 2000, EDF semblait bien placée pour être le partenaire privilégié dans ce dernier projet, c’est finalement la compagnie russe Rosatom qui remporte la mise en 2014. La construction de deux nouvelles tranches, pour un total de 1 200 mégawatts, a démarré en 2023 pour une mise en service prévue en 2030. Le financement est assuré à 20 % par le gouvernement hongrois et à 80 % par un prêt public russe.
Dans l’affrontement entre Bruxelles et Moscou, Orbán tente de préserver un équilibre diplomatique fragile. Refusant de financer Kiev, il accepte cependant le principe d’une adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne. En matière d’énergie, par contre, le gaz bon marché et les financements proposés par Vladimir Poutine l’emportent sur l’intégration européenne, vue comme une menace pour la souveraineté hongroise. Ceci alors que la Hongrie prend la présidence tournante du Conseil de l’Union européenne au 1ᵉʳ juillet 2024.
Aurélien Bernier