Débuté dans les années 1990, la libéralisation du secteur de l’énergie en Tchéquie tambour-battant et s’est accélérée en 2004 à la veille de son adhésion à l’Union européenne. Exportatrice d’électricité aujourd’hui, elle pourrait devenir rapidement dépendante de ses voisins européens en 2030.
Défait à l’issue de la Première Guerre mondiale, l’Empire austro-hongrois se disloque à la fin de l’année 1918. Les peuples tchèques et slovaques unissent alors leurs destins au sein d’un même État : la Tchécoslovaquie, qui naît le 28 octobre 1918. Le pays s’industrialise et développe rapidement un réseau électrique dense, construit par des entreprises privées, mais avec une forte régulation des pouvoirs publics. Le charbon, extrait sur le territoire national, alimentait les premières centrales. Pour se prémunir d’éventuelles pénuries de combustibles, le gouvernement soutient le développement de la production hydroélectrique dans les années 1920 et 1930.
Lors de la Seconde Guerre mondiale, la Tchéquie passe sous protectorat allemand et la Slovaquie devient État-satellite du Reich. Reconstituée en 1945, la Tchécoslovaquie rejoint le bloc de l’Est en 1948, quand les communistes prennent le pouvoir. Le pays poursuit le développement du charbon et construit deux centrales nucléaires de technologie russe dans le sud de la Tchéquie, mises en service en 1985 pour la première et en 2002 pour la seconde. Les demandes d’autonomie des Slovaques avaient abouti dès 1969 à la transformation de la Tchécoslovaquie en État fédéral. Après l’ouverture du « rideau de fer », les deux États se séparent à l’amiable. Le 1ᵉʳ janvier 1993, deux nations souveraines sont instaurées : la République tchèque et la République slovaque.
Une libéralisation accélérée
Le démantèlement des monopoles publics tchèques est rapide, notamment dans l’énergie. Dès 1990, les entreprises régionales de distribution d’électricité sont séparées de la maison mère, České energetické závody (ČEZ, Entreprises tchèques énergétiques) pour être partiellement privatisées. En 1992 et 1994, 30 % du capital de ČEZ, qui détient l’essentiel des centrales de production électrique, est vendu à des investisseurs. La jeune République tchèque prépare son adhésion à l’Union européenne et veut donner des gages à Bruxelles. En 1999, le réseau de transport opéré par ČEZ est filialisé. L’année suivante, le ministère de l’Industrie et du commerce publie un « Nouveau plan de politique énergétique » qui prépare l’ouverture à la concurrence. Les directives européennes de 1996 et 1998 sur l’électricité et le gaz sont transposées dès le 1ᵉʳ janvier 2001, soit plus de trois ans avant l’adhésion à l’Union européenne, le 1ᵉʳ mai 2004. En juin 2001, Transgas, l’entreprise historique dans le secteur gazier, est vendue au groupe allemand RWE ; il s’agit de la privatisation la plus rentable de l’histoire du pays. En janvier 2006, l’ouverture à la concurrence est complète, les entreprises, les collectivités et les particuliers étant tous autorisés à choisir leurs fournisseurs de gaz et d’électricité sur le marché.
En dépit de cette libéralisation accélérée, le secteur des énergies de réseau reste fortement concentré. Quatre entreprises se partagent environ 80% du marché de l’électricité et 75% du marché du gaz. Il s’agit de l’opérateur historique ČEZ et de trois firmes à capitaux allemands : E.ON Energie, Innogy Energie (appartenant également à E.ON) et Pražská energetika (PRE) contrôlée par Energie Baden-Württemberg AG. Cette concentration s’est même accentuée durant l’hiver 2021-2022, où quatorze fournisseurs ont fait faillite suite à la flambée des prix de Bourse en Europe. Le plus gros d’entre eux, Bohemia Energy, société sœur de l’opérateur de télécommunication Bohemia TeleKom, détenait un portefeuille de 900 000 contrats d’électricité et de gaz.
Crise sociale, crises politiques
Les multiples mesures prises par le gouvernement (baisse de la fiscalité, plafonnement de certains tarifs…) n’ont pas suffi à endiguer la hausse des prix. Avant l’agression russe en Ukraine, la totalité du gaz consommé provenait de Russie. La Tchéquie a dû remplacer ces achats par du gaz liquéfié (GNL) livré par bateaux aux Pays-Bas et en Allemagne, nettement plus cher. Un coup dur pour ce pays parmi les plus industrialisés d’Europe (l’industrie y représente 30% du PIB) et où les politiques d’efficacité énergétique sont peu développées. En septembre 2022, des dizaines de milliers de personnes manifestaient à Prague contre la hausse des factures d’énergie, avec pour mot d’ordre « La République tchèque d’abord ! ». Les slogans anti-Union européenne et anti-OTAN y étaient nombreux. Fin 2023, alors que les cours de l’énergie avaient baissé en Bourse, la République tchèque affichait encore l’inflation la plus élevée de l’Union européenne, avec 8 % d’augmentation annuelle des prix.
Cette crise économique n’améliore pas la crédibilité d’une classe politique qui, aux yeux des citoyens tchèques, en avait déjà peu. Vainqueur des élections législatives en 2017, l’entrepreneur multimilliardaire Andrej Babiš, deuxième homme le plus riche de Tchéquie, a mené une politique libérale et anti-immigration pendant ses cinq ans au pouvoir. Proche du Premier ministre nationaliste hongrois Viktor Orbán, il n’a cessé de critiquer les politiques migratoires et environnementales de l’Union européenne. En décembre 2021, le libéral-conservateur Petr Fiala lui succède maintenant le cap politique à droite ainsi qu’un positionnement international eurosceptique et atlantiste. En mars 2023, le général d’armée Petr Pavel, ancien président du comité militaire de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), remporte l’élection présidentielle. Il partage l’atlantisme du gouvernement Fiala mais est un europhile résolu. Il souhaite notamment que le groupe de coopérations régionales de Visegrad, qui réunit la Pologne, la Tchéquie, la Slovaquie et la Hongrie, redevienne « démocratique et pro-européen ». Un point de vue partagé par le nouveau gouvernement polonais, mais auquel s’opposent la Hongrie et la Slovaquie.
Un avenir énergétique incertain
Avec son mix électrique basé sur le charbon (41 %) et le nucléaire (36 %), la République tchèque est l’un des principaux exportateurs d’électricité en Europe : en 2021, ses exportations nettes représentaient 13 % de sa production. Elle alimente principalement l’Autriche (10 térawattheures en 2021) et la Slovaquie (8,5 térawattheures) mais elle est aussi un pays de transit pour les échanges de courant entre la Pologne et le sud de l’Allemagne.
Pourtant, d’après les projections du gestionnaire de réseau de transport, la Tchéquie deviendra importatrice d’ici à 2030. C’est la conséquence d’une augmentation de la demande intérieure et, surtout, du Plan national pour l’énergie et le climat adopté en octobre 2023, qui vise la sortie complète du charbon en 2033.
Pour remplacer ses centrales au charbon, la Tchéquie mise d’abord sur le nucléaire, et dans une moindre mesure, sur le solaire photovoltaïque. Le gouvernement a validé la construction d’une nouvelle unité nucléaire sur le site existant de Dukovany et étudie l’implantation de trois autres réacteurs. Comme en Pologne (voir Énergies syndicales n° 225), trois concurrents ont répondu à l’appel d’offres lancé pour Dukovany : EDF, qui propose un EPR de 1 200 mégawatts, le coréen KHNP et l’américain Westinghouse dont la proposition a été écartée en février 2024. En parallèle, ČEZ envisage le déploiement d’une dizaine de petits réacteurs modulaires (SMR), pour une puissance totale de l’ordre de 3 000 mégawatts. Pour faciliter la réalisation de ce programme, le Premier ministre Petr Fiala a considéré que la nationalisation à 100% de l’opérateur historique était « une piste ». ČEZ connaîtra-t-elle le même sort qu’EDF en France ? Quelles seront les contreparties exigées par Bruxelles ? Ces questions restent aujourd’hui sans réponse.
Aurélien Bernier