Au centre de l’Union européenne, une « zone blanche » d’un peu plus de 40 000 km2 : la Suisse. Pays non-membre, enclavé entre l’Allemagne, la France, l’Italie et l’Autriche, la Confédération helvétique est reliée à ses voisins par 41 interconnexions électriques et 16 interconnexions gazières.
Au lendemain de l’accident nucléaire de mars 2011 à Fukushima (Japon), le Conseil fédéral suisse entreprend d’élaborer un nouveau cadre en matière de politiques énergétiques. Cinq ans plus tard, un premier paquet de mesures en faveur de la sobriété, de l’efficacité et des énergies renouvelables est inscrit dans une loi sur l’énergie, la LEne du 30 septembre 2016. Celle-ci modifie également la précédente législation sur l’énergie nucléaire, en interdisant toute nouvelle installation ; les centrales existantes, quant à elles, doivent être mises hors service à la fin de leur durée d’exploitation. En vertu des principes de démocratie directe qui caractérisent le système politique suisse, le texte est soumis à une votation populaire, qui se tient le 21 mai 2017. Le Oui l’emporte à plus de 58 %.
Une électricité presque entièrement décarbonée
Comme beaucoup de pays européens au XIXe siècle, la Suisse a d’abord basé son système énergétique sur le charbon. Mais les difficultés d’acheminement liées à la topographie rendent ce combustible cher. À partirdes années 1890, la Confédération développe l’hydro-électricité, qui deviendra la première source de production de courant ainsi qu’une filière industrielle clé pour le pays.
En réponse à l’augmentation de la demande, cinq centrales nucléaires sont construites entre 1969 et 1984. Elles assuraient un peu plus de 36 % de la production en 2022, assez loin derrière l’hydroélectricité (53 %). Sur l’ensemble des moyens de production hydrauliques (plus de 600 centrales au total), les installations « au fil de l’eau » produisent presque autant que les barrages, mais leur production varie fortement selon la saison : avec la fonte des glaces, elle est plus importante en été. En 2022, elle dépassait les 15 térawattheures pour les mois d’été alors qu’elle n’était que de 12,7 térawattheures pour les mois d’hiver, lorsque les besoins sont les plus importants.
À ce problème de saisonnalité, s’ajoute une inquiétude plus récente : le changement climatique. Les températures en Suisse augmentent deux fois plus vite que la moyenne mondiale et les périodes de sécheresse sont de plus en plus fréquentes. En 2022, la production hydroélectrique chutait de presque 12 % par rapport à la moyenne des dix dernières années.
Un carrefour pour le commerce européen d’énergie
Sa géographie, l’absence de ressources fossiles et les contraintes de son système électrique ont conduit la Suisse à fortement développer le commerce international de l’énergie. Les trois quarts du gaz qu’elle consomme sont achetés à l’Allemagne (tout en provenant, avant la guerre en Ukraine, pour un tiers de Russie) et son réseau de gazoducs est très utilisé pour le transit : il transporte notamment du gaz en provenance de Norvège et des Pays-Bas jusqu’en Italie.
Dans l’électricité, les échanges avec les pays frontaliers permettent de compenser la forte saisonnalité de l’hydraulique. L’hiver, la Suisse importe massivement du courant d’Allemagne tandis qu’elle exporte ses surplus estivaux en Italie. Au total, elle compte 9 gigawatts d’interconnexions électriques pour 28,8 gigawatts de capacité de production nationale, soit un taux d’interconnexion de 31 % (il est d’environ 4,5 % pour la France). Alors qu’il s’agissait à l’origine d’optimiser les coûts, la question des flux aux frontières est devenue cruciale : depuis une dizaine d’années, ce sont les importations qui permettent d’équilibrer le réseau en hiver. Durant l’hiver 2022-2023, le pays a même craint de manquer de courant.
Propriété et gestion publique
Si la Suisse est fortement ouverte à l’international en termes de flux physiques, la propriété de son système énergétique reste nationale et largement publique. Environ 90 % de la production et de la fourniture d’électricité et l’essentiel de la fourniture de gaz sont assurés par les cantons et les municipalités. Ces fournisseurs sont regroupés en associations pour gérer en commun les réseaux de transport.
Même si trois groupes pèsent 80 % de la production électrique (Axpo, Alpiq et les Forces motrices bernoises encore connues sous le sigle BKW), le système est très fragmenté. En termes de prix, on est loin de la péréquation française : il existe environ 8 000 tarifs différents sur le territoire. Ils sont par contre attentivement contrôlés par les pouvoirs publics. Les petits consommateurs disposent d’un « approvisionnement de base » régulé, et seuls les gros consommateurs dont le besoin annuel dépasse 100 mégawattheures peuvent s’approvisionner directement sur le marché. Une fois qu’ils ont fait ce choix, la loi leur interdit de revenir en arrière.
Si les tarifs régulés ont fortement augmenté depuis 2021, cette propriété et cette régulation publiques ont néanmoins protégé la plupart des consommateurs suisses. Pour les entreprises qui se sont aventurées sur le « marché libre », la note est plus salée. Comme le MEDEF en France, les grandes entreprises suisses demandent un changement des règles et s’adressent à l’État. « Nous voulons permettre aux entreprises qui sont sur le marché dit libre de l’électricité de revenir à l’approvisionnement de base » écrit l’Union suisse des arts et métiers (USAM), le premier syndicat patronal, dans un communiqué de presse le 3 novembre 2022. Pour l’instant, une telle modification législative n’est pas à l’ordre du jour.
Quels rapports à l’Union européenne ?
En 2007, la Suisse et l’Union européenne entamaient la négociation d’un partenariat institutionnel très large, qui incluait la question de l’électricité. Dans ce dossier considéré comme prioritaire, Bruxelles réclamait l’ouverture complète à la concurrence, le couplage du marché suisse au marché européen et le respect des règles européennes de subventions. Or, les citoyens suisses refusent d’aller plus loin dans la dérégulation et Berne souhaite conserver des mesures de soutien au secteur hydroélectrique. Ce différent sur l’énergie s’ajoute à d’autres, comme celui sur la libre-circulation des personnes (et, de fait, la libre prestation des services et le détachement de travailleurs) que réclame l’Union européenne alors que la Suisse veut conserver des mécanismes nationaux de régulation. En mai 2021, le Rapport du Conseil fédéral « relatif aux négociations sur un accord-cadre institutionnel entre la Suisse et l’UE » clôt les négociations, affirmant que « les conditions requises pour la conclusion de l’accord institutionnel ne sont pas remplies ».
La situation actuelle crée pourtant des problèmes de gestion. « Alors qu’un dixième de la totalité du courant échangé entre pays européens transite par la Suisse, nous sommes exclus des processus de coordination européens. Ceci a des conséquences négatives sur la stabilité du réseau et la sécurité d’approvisionnement en raison des flux de charge imprévus. » souligne Domenico Mignone, de l’Association des représentations du personnel de l’économie électrique suisse.
Début 2022, le Conseil fédéral annonçait le lancement de « discussions exploratoires » avec l’Union européenne pour des négociations non plus institutionnelles, mais sectorielles. Dans ce nouveau cadre, il veut proposer un accord sur l’électricité qui, d’après lui, « contribuerait de manière importante à la stabilité du réseau et à la sécurité d’approvisionnement », « créerait de nouvelles opportunités commerciales et permettrait de mieux exploiter le potentiel hydroélectrique suisse »[1]. Au risque de mettre en péril le service public ?
Aurélien Bernier
[1] Conseil fédéral, Fiche d’information sur les paramètres, juin 2023 : https://www.newsd.admin.ch/newsd/message/attachments/80053.pdf