Plus grand pays entièrement européen en superficie, l’Ukraine a pendant des siècles été partagée en deux : sa partie orientale, à l’est du fleuve Dniepr, était sous domination russe, tandis que sa partie occidentale fut successivement soumise à la Pologne, aux Turcs, à l’Autriche et à nouveau à la Pologne. Une République populaire indépendante voit le jour pendant la Révolution russe mais l’Union soviétique conquiert progressivement le pays.

À la fin des années 1920, l’Ukraine est un élément central de la révolution industrielle de Joseph Staline. La plus grande centrale hydroélectrique d’Europe est bâtie sur le Dniepr et le Donbass devient un bassin minier et métallurgique majeur. Plusieurs gisements de gaz découverts au début du XXe siècle sont mis en exploitation. Le territoire est également très fertile et sa production agricole essentielle. En 1931 et 1933, des famines touchent l’Union soviétique. Une part importante de l’alimentation produite en Ukraine (plus de 40% en 1931) est prélevée par Moscou, ce qui affame la population locale. Cette tragédie restera dans l’Histoire sous le nom d’Holodomor, ou « extermination par la faim ». En parallèle, le nationalisme est violemment réprimé. Lorsque les armées allemandes envahissent le pays en 1941, une partie de la population les accueille en libérateurs.

Un géant énergétique

En 1944, l’Armée rouge reprend l’essentiel du territoire, qui réintègre l’URSS. Les systèmes énergétiques sont développés à partir des abondantes ressources locales en combustibles fossiles. Dans les années 1950, les champs gaziers de la région de Prikarpathia, dans l’ouest, sont les plus importants de l’Union soviétique, représentant près de la moitié de la production totale. Les centrales au charbon commencent à produire du courant au début des années 1960. Puis, dans la décennie 1970, la construction d’un parc nucléaire est engagée. En 1977, le premier réacteur RBMK-1000 de la centrale de Tchernobyl, située à 110 kilomètres au nord de Kiev et à 16 kilomètres de la frontière biélorusse, débute sa production. Entre 1980 et 1987, des réacteurs de technologie VVER sont mis en service à Rivne, Pivdennoukrainsk, Zaporizhzhia (qui deviendra la plus grande centrale nucléaire d’Europe avec une puissance totale de 6 gigawatts) et Khmelnytskyi.

Mais le 26 mars 1986, l’un des quatre réacteurs de Tchernobyl entre en fusion et est totalement détruit. S’il s’agit du plus grave accident nucléaire jamais connu, l’Ukraine est relativement épargnée, les retombées radioactives touchant essentiellement le sud-est de la Biélorussie. La catastrophe provoque un traumatisme mondial et conforte Mikhaïl Gorbatchev, qui dirige l’URSS depuis un an, dans sa stratégie de réforme.

Privatisations et émergence d’une nouvelle oligarchie

L’Ukraine retrouve son indépendance le 24 août 1991. Kiev crée la Compagnie d’énergie d’Ukraine (HAK), une holding d’État qui contrôle la production, le transport et la distribution d’électricité. Un vaste programme de privatisations est établi en 1992 et lancé en 1994. HAK est liquidée et ses activités séparées. En 1997, l’ouverture de capital commence par la vente aux salariés d’actions des 27 firmes locales de distribution, appelées « Oblenergos », et se poursuit par l’introduction en Bourse de parts minoritaires. La même année, un marché national de l’électricité est créé avec un système d’acheteur unique : la firme publique Energorynok achète le courant produit et le revend aux fournisseurs.

À partir de 1998, l’État vend plusieurs centrales thermiques. Rinat Akhmetov, l’homme d’affaires le plus riche du pays, prend le contrôle de six usines via son groupe DTEK. En 2009, le Parlement met fin au monopole de l’entreprise publique Ukrinterenergo sur les exportations. En 2012, le gouvernement achève la privatisation de cinq Oblenergos, dont deux passent aussi sous la coupe de DTEK.

Dans le secteur gazier, l’Ukraine possède d’importants gisements, dispose de l’un des plus grands systèmes de transport au monde et de gigantesques installations de stockage souterrain. La principale entreprise est Naftogaz, dont le capital est public et qui gère l’ensemble de la chaîne. Jusqu’au 1ᵉʳ janvier 2025, l’Ukraine était aussi le premier pays de transit au monde, assurant le passage du gaz russe vers l’Europe. Ce commerce, qui lui rapportait 3 milliards de dollars par an, est une source de corruption majeure, plusieurs milliardaires ayant bâti leur fortune grâce à lui.

L’énergie au cœur des affrontements avec la Russie

Depuis l’indépendance, le pays est partagé entre pro-européens, principalement à l’ouest et pro-russes, principalement à l’est. Plusieurs conflits commerciaux ont eu lieu avec l’entreprise Gazprom à propos de questions de dette, de prix, et même de soupçons de vol de gaz… qui ont conduit à des arrêts ou des réductions d’approvisionnement.

En février 2014, le gouvernement pro-russe élu quatre ans plus tôt est renversé par le mouvement Euromaïdan. Quelques jours plus tard, en réaction, la Crimée proclame son indépendance et choisit, à l’issue d’un référendum qui sera condamné par les Nations unies, son rattachement à la Russie. En avril, deux nouvelles entités pro-russes, qui ne reconnaissent plus le pouvoir de Kiev, sont proclamées : les « Républiques populaires » de Donetsk et de Lougansk. La guerre civile du Donbass éclate. Entre 2014 et 2022, elle fera plus de 10 000 morts. En parallèle, le libéral et pro-européen Petro Porochenko gagne l’élection présidentielle de mai 2014 et s’empresse (en juin) de signer un accord de libre échange avec Bruxelles. Il fait également de l’adhésion à l’OTAN une priorité.

Puis, dans la seconde moitié des années 2010, l’oligarque Ihor Kolomoïsky, deuxième ou troisième fortune nationale, lance la carrière politique de l’acteur Volodymyr Zelensky. Serviteur du peuple, son parti créé en 2016, adopte une ligne économique libérale. Le 21 avril 2019, Zelensky remporte l’élection présidentielle et, trois mois plus tard, Serviteur du peuple devient le premier parti à disposer d’une majorité absolue à la Rada, le Parlement monocaméral ukrainien. Peu avant, le 7 février 2019, une loi inscrivait dans la Constitution l’objectif « d’une adhésion à part entière de l’Ukraine à l’Union européenne et à l’OTAN ».

Mais en matière d’énergie, couper les liens avec la Russie n’est pas simple. Jusqu’en 2022, le système électrique ukrainien est encore synchronisé avec les réseaux russe et biélorusse. Seules trois centrales situées dans l’ouest du pays furent déconnectées en 2002 pour former une « île » énergétique, la Burshtyn Island, raccordée au réseau européen via la Slovaquie, la Hongrie et la Roumanie. La désynchronisation totale, elle, s’est fait attendre. La veille de l’attaque russe, un test était effectué pour isoler le réseau ukrainien.

Depuis 2014, Kiev remplace également les combustibles nucléaires de la firme russe TVEL par des combustibles américains livrés par Westinghouse. La multinationale de Pennsylvanie doit aussi achever la construction d’un des deux réacteurs supplémentaires prévus à Khmelnytskyï et installer quatre autres unités de technologie AP1000, le tout pour 30 milliards de dollars.

Quelles mutations énergétiques pour l’après-guerre ?

Dès le début de la guerre, l’armée russe occupe des sites de production d’énergie, comme la centrale nucléaire de Zaporizhzhia. En 2024, les attaques s’intensifient contre les infrastructures énergétiques. Au milieu de l’année, seulement un tiers des capacités de production d’avant-guerre sont encore opérationnelles. « Les attaques russes ont détruit 90% des capacités thermiques, de nombreux barrages et des centrales solaires, tandis que les énergies renouvelables de Crimée ont été détournées » analyse Lesia Semeniaka, responsable international d’Atomprofspilka, le syndicat des travailleurs de l’énergie et de l’industrie nucléaire d’Ukraine. Alors que la demande de pointe nécessite 12 gigawatts de puissance, moins de 10 peuvent être mobilisés. Fin février 2022, Kiev sollicitait une synchronisation d’urgence auprès de l’Union européenne. Elle s’effectuait quatre mois plus tard, facilitant les importations mais sans pour autant couvrir le déficit électrique, obligeant à instaurer des coupures tournantes.

A l’inverse, l’Ukraine a presque atteint l’autosuffisance gazière grâce à ses gisements et ses sites de stockage en dehors des zones de combat. Kiev n’a pas renouvelé le contrat de transit pour le gaz russe, obligeant les pays européens consommateurs à emprunter d’autres itinéraires, plus coûteux, à partir du 1ᵉʳ janvier 2025. À terme, l’intégration du puissant système ukrainien de transport et de stockage de gaz à l’Union européenne est un enjeu très stratégique.

Reconstruire les systèmes énergétiques supposera d’attirer les capitaux étrangers. Des fonds publics de garantie et autres mécanismes d’assurance sont déjà à l’étude pour sécuriser les investissements dans ce pays ruiné. « Tout ceci dépendra des stratégies commerciales européennes » estime Lesia Semeniaka, « d’autant qu’il est difficile à présent d’envisager des coopérations avec les États-Unis ».

La dérégulation doit aussi permettre de rassurer les entreprises. Depuis 2011, l’Ukraine est membre de la Communauté de l’énergie, qui vise un alignement sur les standards des marchés européens. Les nombreux prêts accordés par l’Union européenne ainsi que la procédure d’adhésion engagée en 2022 sont conditionnés à une libéralisation accrue. Dans un rapport sur l’élargissement publié par Bruxelles en 2023, on peut lire que Kiev doit « parvenir à une tarification de l’énergie reflétant les coûts, notamment en supprimant progressivement les obligations de service public et en les remplaçant par un soutien ciblé aux consommateurs d’énergie vulnérables ».

En mai-juin de la même année, une loi transformait Energoatom, l’entreprise d’État qui exploite les 13 gigawatts de puissance nucléaire, en société publique par actions. D’après la ministre du Développement économique et du commerce Yuliia Svyrydenko, il s’agit de « contribuer à optimiser le management et attirer les capitaux pour son développement ».