Le 6 novembre 2023, la ministre française de la Transition énergétique, Agnès Pannier-Runacher, se rend à Bratislava, capitale de la République slovaque. En marge du Forum européen de l’énergie nucléaire qui s’y tient, l’ambassade de France et la Chambre de commerce et d’industrie France-Slovaquie organisent une conférence bilatérale. Aux côtés de la ministre, EDF et Framatome sont présents. Le deux États, qui plaident ensemble pour que l’Union européenne défende mieux l’énergie atomique, veulent renforcer leur coopération en la matière. Pour la Slovaquie, il s’agit de poursuivre la modernisation d’un programme nucléaire qui a été pensé au temps de l’Union soviétique.
Du communisme à l’ultralibéralisme
À peine la scission de la Tchécoslovaquie réalisée (voir Énergies syndicales n° 229), la République slovaque connaît une transformation spectaculaire. Préparant l’adhésion à l’Union européenne, elle doit intégrer les « acquis communautaires » : conversion à l’économie de marché, ouverture des frontières aux marchandises et aux capitaux, dérégulation et réduction des dépenses publiques… Les libéraux puis les centristes qui se succèdent au pouvoir de 1994 à 2006 vont au-delà des attentes bruxelloises. Pour attirer les investissements, l’État met en place une imposition à un taux unique de 19 % : tous les ménages et toutes les entreprises y sont soumis, quels que soient les revenus et les profits. Le Code du travail est réécrit pour faciliter les licenciements. Avec une main d’œuvre bien formée et le coût salarial le plus faible de l’Union européenne élargie (à peine plus de 3 euros l’heure), les stocks de capitaux étrangers passent de 2,1 à 11,5 milliards de dollars de 1998 à 2006. L’industrie automobile européenne est la plus rapide à délocaliser en Slovaquie. Dès 2006, elle représente un tiers du Produit intérieur brut (PIB), en particulier grâce à l’implantation de Volkswagen et de PSA Peugeot Citroën.
Pour la population, ce « miracle économique » est globalement douloureux. En 2004, année de l’adhésion, la Slovaquie affiche une croissance de 5 %, la plus élevée d’Europe centrale. Mais, tirée par l’augmentation de la TVA et des tarifs des services publics privatisés, l’inflation atteint 7,5 %. Pour la deuxième année consécutive, les employés voient leurs salaires réels baisser. Les collectivités locales sont mises à contribution par l’État, qui leur transfère certaines compétences sociales, comme l’aide au logement ou la « prime d’activité » aux chômeurs qui acceptent des travaux d’utilité publique.
L’énergie vendue aux multinationales occidentales
À partir de 2006, les entreprises publiques de l’énergie sont privatisées. Dans l’électricité, Slovenské elektrárne (SSE) possède toutes les centrales de production à l’exception des usines de cogénération construites par les industriels. Elle gère notamment les deux sites nucléaires de Bohunice et de Mochovce, qui comprennent chacun deux réacteurs de technologie russe (VVER). Les plus anciens, ceux de Bohunice, ne répondent pas aux normes de sécurité européenne : ils doivent être fermés et remplacés par deux nouvelles installations. Pour que l’entreprise SSE intéresse les investisseurs privés, l’État slovaque isole les activités de démantèlement et de traitement des déchets, qui sont placées dans une société à capitaux publics, la firme Javys (Jadrová a vyraďovacia spoločnosť, « Compagnie nucléaire et de démantèlement »). Le gouvernement peut alors mettre en vente 66 % des parts de SSE, qui sont rachetés par l’italienne ENEL. Dans le gaz, SPP (Slovenský plynárenský priemysel, « Industrie gazière slovaque ») est séparée en deux et en partie vendue (à 49 %) à une co-entreprise formée par Gaz de France et l’Allemande E.ON.
Sortie de la sphère publique, l’énergie est alors soumise aux aléas de l’économie libérale. En 2013, le groupe du milliardaire tchèque Daniel Křetínský, EPH (Energetický a průmyslový holding, « Holding énergétique et industrielle »), rachète les parts d’EDF et E.ON dans le gaz slovaque. En 2016, ENEL lui cède la moitié de ses actions dans l’électricien SSE. Dès lors, les deux multinationales exploitent ensemble, par l’intermédiaire de la Slovak Power Holding (SPH), les sites nucléaires de Bohunice et Mochovce. Deux nouveaux réacteurs (Mochovce 3 et 4) sont programmés par l’État slovaque. ENEL en assurera la construction et EPH l’exploitation.
La Slovaquie est devenue un élément clé des marchés européens de l’énergie, développant les interconnexions et couplant ses marchés nationaux avec ceux des pays voisins. Après la crise gazière de janvier 2009, durant laquelle la firme russe Gazprom avait interrompu ses livraisons depuis l’Ukraine (officiellement pour des raisons de factures impayées par Kiev), la Slovaquie a relié son réseau de transport à la Hongrie (en 2014) puis à la Pologne (en 2022). Alors que tout son gaz venait de Russie par gazoduc, elle peut à présent accéder au gaz liquéfié (GNL) livré en Croatie et en mer Baltique. Dans l’électricité, ses interconnexions avec la République tchèque, la Hongrie, la Pologne et l’Ukraine représentent l’équivalent de 40 % de ses moyens de production, un chiffre très élevé. Les flux aux frontières peuvent dépasser la consommation nationale, comme en 2017, où les importations et les exportations atteignaient 28 térawattheures pour une demande intérieure de 25 térawattheures. Les interconnexions ne sont pas utilisées pour des raisons techniques, mais économiques : il s’agit « d’opportunités de marché », c’est-à-dire d’acheter ou de vendre au meilleur prix. Une optimisation économique qui ne bénéficie pas nécessairement aux consommateurs : malgré un niveau de taxes très faible (1 %), les prix de l’électricité pour l’industrie sont les troisièmes plus élevés de l’Union européenne après l’Allemagne et la Belgique.
Retour au pouvoir des « populistes »
La brutalité des politiques libérales a permis au SMER-SD (SMER est l’acronyme de « direction » et SD signifie « sociálna demokracia », social-démocratie) d’accéder à la présidence du gouvernement de 2006 à 2010 puis de 2012 à 2018. En 2014, il renationalisait le gaz, dont le prix de vente avait explosé. En dépit de son étiquette sociale-démocrate, le SMER est un mouvement conservateur, anti-immigration, anti-Union européenne et anti-américain. Dirigé par Robert Fico, proche du Premier ministre hongrois Viktor Orbán et du président russe Vladimir Poutine, il s’alliait dès 2006 avec un mouvement de droite nationaliste slovaque. Le 30 septembre 2023, il remportait à nouveau les élections législatives et Fico redevenait chef du gouvernement, repoussant la droite libérale dans l’opposition.
Avec l’électricien privé SSE, le SMER hérite d’une situation tendue. La République slovaque a décidé de classer tous les ménages et les petites entreprises dans la catégorie des « consommateurs vulnérables », ce qui lui permet de réguler les tarifs. SSE estime qu’au plus fort de la crise des prix, en 2021 et 2022, cette régulation l’a contrainte à vendre à perte. En juin 2023, elle attaquait l’État en justice… alors que ce dernier détient toujours 34 % du capital de l’entreprise.
Ce contentieux avec l’électricien est d’autant plus problématique que le chantier d’un quatrième réacteur sur le site de Mochovce (encore de technologie russe VVER) est en cours et que la Slovaquie veut y ajouter, pour 2035, un cinquième, cette fois-ci de technologie occidentale. Si le calendrier semble intenable, ce projet ancien (il date de 2008) qui semblait au point mort est aujourd’hui relancé : un permis d’implantation a été déposé en février 2023. En parallèle, le précédent gouvernement avait pris des dispositions pour réduire sa dépendance au combustible nucléaire russe encore utilisé dans ses centrales. Quelques mois avant sa défaite, il signait des accords d’approvisionnement avec l’américaine Westinghouse et la française Framatome. Robert Fico poursuivra-t-il dans cette voie en dépit de son positionnement pro-Russe ? Malgré sa ligne politique plus que douteuse, Paris semble en tout cas prête à travailler avec le nouveau pouvoir slovaque.