En 2021, les prix du gaz en Europe flambent et emportent avec eux les prix de l’électricité. Quelques mois plus tard, la guerre russe en Ukraine aggrave encore la situation. Un vent de panique souffle sur les 27 États membres de l’Union européenne qui, consentants ou forcés, ont dû libéraliser leur système électrique. Bruxelles prétend aujourd’hui réformer le marché européen, mais sans toucher au cœur du système.
Fin août 2022, la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen déclarait que « la flambée des prix de l’électricité montre clairement les limites du fonctionnement actuel du marché. » Aussi, elle promettait aux États membres « une réforme structurelle ». Le 14 décembre 2023, le Parlement européen, le Conseil et la Commission tombaient d’accord sur un projet. Loin de révolutionner le marché européen, celui-ci conserve un rôle central aux Bourses de l’énergie, qui déterminent à présent les prix auxquels les producteurs vendent leur courant.
Des prix dérégulés et adossés à la Bourse
Les systèmes électriques modernes sont constitués de nombreuses centrales, de différentes technologies, connectées à un même réseau, le plus souvent organisé à une échelle nationale. Leurs coûts de production ne sont pas les mêmes : en fonction de la filière, de l’âge, de la localisation… certains sont plus élevés, d’autres moins. Ces coûts comprennent une part fixe, indépendante de l’énergie produite, et une part variable, proportionnelle aux mégawattheures délivrés.
Pour optimiser le service public, EDF a, la première, mis en place une méthode copiée dans le monde entier. Selon un principe appelé « ordre de mérite » (ou « préséance économique »), les centrales dont les coûts variables sont les plus faibles sont utilisées en premier, les centrales les plus chères à mettre en route sont réservées pour les pics de demande. Quant aux prix facturés aux consommateurs, ils étaient, jusqu’à la libéralisation, adossés au coût global du système électrique national lissé sur une période assez longue.
L’ouverture à la concurrence a bouleversé ce calcul tarifaire. Les fournisseurs privés sont libres de déterminer leurs prix de vente aux abonnés. Ils peuvent autoproduire une partie de leurs besoins, mais, la plupart du temps, achètent le courant aux producteurs sur un marché de gros. Or, sur ce marché qui se doit lui aussi d’être concurrentiel, le prix ne peut plus être adossé au coût moyen.
Imaginons un système électrique dont le coût moyen est de 80 euros le mégawattheure. Un propriétaire privé détient un parc de centrales au gaz dont le coût variable s’établit à 120 euros. Alors que le service public, dont la mission première est de répondre aux besoins, démarrait toutes les centrales nécessaires pour y parvenir, l’opérateur privé raisonne selon une tout autre logique : il ne mettra en route une de ses centrales que si elle lui rapporte de l’argent. Dans cet exemple, la Bourse doit donc lui garantir un prix de vente au moins égal à 120 euros le mégawattheure, sauf à risquer une pénurie, des délestages, voire un effondrement du réseau. Voilà pourquoi le marché au comptant, que l’on appelle marché Spot, pratique la « tarification au coût marginal » : chaque heure, un algorithme calcule un prix de l’électricité, le même pour tous les moyens de production, fixé au niveau de la centrale la plus chère à mettre en route pour équilibrer le réseau.
Un inconvénient majeur de cette méthode, qui ne vise qu’à permettre la concurrence en matière de production, est d’arrimer le prix du courant à celui des énergies fossiles. Même si la France produit environ 80% de son électricité à partir de l’hydraulique et du nucléaire, sur l’année 2021, ses centrales thermiques assuraient l’équilibre du réseau (on dit qu’elles sont alors « marginales ») pendant environ 25% du temps et les importations d’électricité aux frontières, essentiellement produites à partir de combustibles fossiles, étaient marginales près de 30% du temps d’après la CRE. La filière française la plus souvent marginale était l’hydroélectricité, avec 33% du temps. Mais, le mécanisme boursier a perverti l’ordre de mérite conçu à l’époque du service public : les barrages étant généralement utilisés en période de pointe, leur électricité est vendue par les concessionnaires, dont EDF… au prix de celle des centrales au gaz. En définitive, les énergies fossiles déterminent le prix du courant français près de 90% du temps. Voilà pourquoi la flambée des prix du gaz en Europe en 2021 a immédiatement entraîné celle des prix de l’électricité.
Un marché à deux vitesses
L’Union européenne devait résoudre une équation complexe. Dans un système en partie privatisé et concurrentiel, où les producteurs vendent leur électricité en Bourse, la tarification au coût marginal n’est pas une option : elle est la condition impérative à l’équilibre entre l’offre et la demande. Impossible donc de toucher au « cœur du système », le marché, et à son mécanisme de formation des prix. Mais, dans le même temps, les porte-paroles des grandes entreprises, pourtant favorables à la libéralisation lorsqu’elle était censée faire baisser les tarifs, réclament à présent un retour à une énergie bon marché et à la stabilité des prix. Pour conserver la concurrence tout en répondant aux lobbies patronaux, Bruxelles va essentiellement recourir à deux outils : des contrats de long terme pour les gros consommateurs et une intervention de l’État pour limiter le risque de Bourse de certains producteurs.
Les « accord d’achat d’énergie » (Power Purchase Agreements ou PPA) sont des contrats de moyen ou long terme (généralement dix à vingt ans) directement conclus entre un consommateur et un producteur. Ils comprennent des conditions de fourniture et une formule de calcul des prix qui offrent une certaine prévisibilité. Ils sont toutefois réservés à des entreprises suffisamment solides pour s’engager sur des durées aussi longues. Bruxelles veut les généraliser, ce qui revient à offrir aux plus gros consommateurs d’électricité la possibilité de se fournir sur un marché parallèle, moins fluctuant. C’est, en définitive, une nouvelle forme de privatisation : au lieu de produire pour la collectivité, des unités de production parmi les moins coûteuses (centrales nucléaires, grands parcs éoliens et photovoltaïques) sont réservées à certains consommateurs. Leur retrait du marché Spot contribuera mécaniquement à faire monter les prix de Bourse.
Le second mécanisme promu par l’Union européenne est le « contrat pour différence » (Contract for différences, CfD), encore appelé « complément de rémunération ». Le producteur d’électricité qui veut bénéficier de ce dispositif répond à un appel d’offres de l’État. S’il est retenu, il vendra toujours son électricité en Bourse, mais l’État aura fixé un prix plancher et un prix plafond. Si le cours de Bourse est inférieur au prix plancher, l’État verse la différence au producteur ; si le prix de marché est supérieur au plafond, le producteur reverse le surplus (ou une partie) aux pouvoirs publics. En d’autres termes, si la Bourse s’effondre, le complément de rémunération préserve la rentabilité du producteur sur fonds publics ; si la Bourse flambe, l’État dispose de recettes qu’il peut redistribuer aux consommateurs d’énergie qui verront leur facture augmenter. Mais, selon quels critères s’effectuera cette redistribution ? Les particuliers, les collectivités, les petites entreprises et les multinationales seront-ils logés à la même enseigne ? Dans l’immédiat, personne ne le précise.
Le gouvernement français se félicite de la « réforme » annoncée par Bruxelles, car elle permettrait de sécuriser financièrement le nouveau programme nucléaire d’EDF, la mise aux normes des centrales existantes et de tourner la page de l’Accès régulé à l’électricité nucléaire historique (ARENH) au 1ᵉʳ janvier 2026. Le courant des centrales nucléaires françaises bénéficierait, en effet, de contrats pour différence garantissant à EDF un prix de vente moyen de 70 euros le mégawattheure. L’État taxerait les gains d’EDF à hauteur de 50% lorsque le prix de Bourse dépasse 78 euros, et à 90% lorsqu’il dépasse 110 euros. Mais, pour l’Union européenne, dont la validation est incontournable, le dispositif ne doit en aucun cas fausser la concurrence. Elle pourrait donc exiger un nouveau « plan Hercule », qui sépare complètement les activités de production et les activités de fourniture d’EDF.
Quoi qu’il en soit, on sait déjà que la « réforme » européenne est en trompe-l’œil. La Bourse de l’électricité, où les prix restent arrimés à ceux du gaz, est toujours au cœur du système libéral européen. Les aménagements prévus ne visent qu’à calmer des lobbies patronaux inquiets de l’augmentation de leurs coûts de production. Mais, pour satisfaire ArcelorMittal, Solvay ou Lafarge, on expose les populations à des risques d’inflation électrique encore plus grands.
Aurélien Bernier