Engagée dans une double sortie du nucléaire et du charbon, l’Allemagne a misé sur le développement des énergies renouvelables électriques et du gaz naturel. La flambée des prix et la guerre de la Russie contre l’Ukraine sont venues percuter cette stratégie, obligeant le pays à trouver en urgence de nouveaux approvisionnements gaziers. Mais Berlin s’inquiète surtout de la sécurité à moyen terme de son système énergétique.
Le 24 mars 2021, à la suite de plaintes déposées par des citoyens et des associations qui dénonçaient le manque d’ambition de la politique climatique nationale, la cour constitutionnelle allemande rendait un arrêt marquant. En s’appuyant sur la Constitution les juges estiment que la neutralité carbone en 2050 n’est pas un simple objectif non contraignant mais une obligation qui s’impose à l’Allemagne. De plus, pour éviter que l’effort ne pèse trop sur les plus jeunes générations et ne limite leurs libertés individuelles de façon inacceptable, la cour demande aux pouvoirs publics de préciser des objectifs intermédiaires et proportionnés de transition énergétique. Pour tenir compte de ce jugement très médiatisé, le gouvernement a dû revoir à la hausse ses ambitions en la matière.
Premier émetteur de gaz à effet de serre en Europe, l’Allemagne relâchait plus de 840 millions de tonnes en 2019, avant la pandémie de Covid. C’est presque le double de la France (455 tonnes) soit une moyenne de 10 tonnes par habitant contre 6,8 pour l’hexagone. Malgré un fort développement des énergies renouvelables, le pays est très dépendant des combustibles fossiles. Sur un total d’environ 41,5 millions de ménages, près de la moitié sont chauffés au gaz. Les énergies fossiles sont également incontournables dans l’industrie, et notamment dans le puissant secteur métallurgique. Dans l’électricité, le gaz naturel représente 13% de la production, et surtout, le charbon dépasse encore les 30%. Compte-tenu des très faibles capacités hydrauliques (moins de 3% de la production en 2022), l’électricité renouvelable est presque essentiellement générée par des installations éoliennes et photovoltaïques intermittentes et non pilotables. Au total, sur les 236 gigawatts de capacité installée, environ 150 sont non pilotables.
Comment piloter le réseau électrique en Allemagne ?
Avec la sortie du nucléaire décidée en 2002 (puis confirmée au lendemain de l’accident de Fukushima en 2011) et la fin du charbon annoncée pour 2038, cette configuration pose de véritables problèmes de sécurité du système électrique, qui inquiètent Berlin. Un premier enjeu est de couvrir les besoins en période de pointe alors que la disponibilité d’une large part des moyens de production n’est pas garantie. Pour mesurer la difficulté, on peut par exemple observer que la production éolienne terrestre du mois de février 2022, particulièrement venteux, atteint plus du double de celle de février 2021 ; à l’inverse, celle du mois d’août 2022 est 40% inférieure à l’année précédente. Un autre problème tient à la territorialisation de la production et de la consommation : les puissantes éoliennes de Mer du Nord sont éloignées des régions les plus consommatrices du Sud et de l’Ouest et le courant doit être transporté sur de longues distances.
La transition énergétique est d’autant plus complexe à mettre en œuvre que les systèmes énergétiques allemands sont largement privatisés. Leader national, E.ON est l’une des plus puissantes entreprises mondiales de l’énergie, dont la valorisation boursière atteint presque 120 milliards d’euros. Moins internationalisé, le deuxième énergéticien du pays est le conglomérat RWE AG, qui pèse plus de 28 milliards d’euros. Quant à Energie Baden-Württemberg AG (EnBW), elle symbolise le modèle de l’entreprise « mixte » très prisé en Allemagne : majoritairement détenue par le Land du Bade-Wurtemberg, elle est néanmoins cotée en Bourse et obéit à une logique actionnariale. Malgré tout, « après 20 ans de libéralisation, on observe une tendance au retour à la propriété publique » relève Rolf Viegand, responsable fédéral du secteur de l’énergie au sein du syndicat Ver.di. « Ainsi, le réseau électrique de Berlin ou le réseau gazier de Hambourg sont revenus à une gestion municipale. »
L’électricité allemande la plus chère d’Europe
Avec des prix des combustibles fossiles globalement hauts depuis les années 2000, l’économie allemande supporte une lourde facture énergétique. En 2020, l’industrie payait en moyenne 173 euros le mégawattheure électrique, un tarif 40% plus élevé qu’en France.
Suite à la hausse du gaz en 2021, le prix sur le marché de gros allemand a doublé en un an, atteignant 235 € en moyenne en 2022. Afin d’éviter une violente crise économique et sociale, le gouvernement a multiplié les aides, pour un montant global (à ce jour) de 300 milliards d’euros. Parmi les nombreuses mesures, la nationalisation de l’entreprise Uniper, issue de la scission des activités fossiles d’E.ON en 2016 ; sans les 30 milliards d’euros déboursés par Berlin, la multinationale aurait fait faillite, risquant de mettre une partie du parc à l’arrêt au pire moment possible.
Maintenir des prix de l’énergie soutenables est d’autant plus vital que l’industrie allemande pèse 24% du PIB, qu’elle exporte massivement et qu’elle est en concurrence directe sur le marché mondial avec des géants comme la Chine et les Etats-Unis. L’importance de l’enjeu industriel explique ce niveau d’intervention publique spectaculaire (l’équivalent du 7,4% du PIB en 2022) et très inhabituel pour un Etat adepte de la rigueur budgétaire. Mais au-delà des mesures d’urgence, la question du prix de l’énergie à moyen et long terme inquiète les stratèges allemands dans un contexte où l’impératif de réduire les émissions de gaz à effet de serre ne fait plus débat.
Les limites des énergies renouvelables électriques privées
Dès 1990, l’Allemagne instaurait un tarif de rachat des énergies renouvelables électriques qui fera passer la production à partir de l’éolien, de la biomasse et du photovoltaïque de presque zéro à plus de 175 térawattheures en l’espace de vingt-cinq ans. Depuis 2014, les modalités de soutien évoluent vers des dispositifs plus compatibles avec les règles européennes de concurrence. L’Etat finance les développeurs grâce à des compléments de rémunération : le producteur vend l’électricité sur le marché mais les pouvoirs publics garantissent une rémunération minimale en accordant des subventions lorsque les cours de Bourse sont inférieurs. Des procédures d’appels d’offres permettent de sélectionner les projets.
Les objectifs nationaux à l’horizon 2030 prévoient d’atteindre 360 gigawatts installés uniquement pour l´éolien et le photovoltaïque, soit un triplement en huit ans. Mais avec la hausse des prix des matières premières, les résultats des derniers appels d’offres ont largement déçu : les coûts de construction sont devenus trop élevés pour que les investisseurs privés y trouvent une rentabilité suffisante. Pour tenter de redresser la barre, le Parlement décidait en décembre 2022 d’augmenter de 25% la rémunération de référence. Les règles de protection de l’environnement ont également été assouplies, ce qui suscite l’inquiétude de certaines associations.
La situation est encore pire dans les réseaux de transport, où les investissements sont bloqués depuis des années. Un plan de développement prévoit le renforcement et l’extension de plus de 14 000 kilomètres de lignes pour 2035. Fin 2022, seulement 2 300 kilomètres étaient réalisés et 1 200 kilomètres supplémentaires autorisés. Les « autoroutes électriques » qui devaient acheminer l’électricité du Nord vers le Sud se heurtent à la fois à l’opposition citoyenne et à la contrainte économique. En attendant, les coûts de stabilisation du réseau augmentent chaque année et dépassaient les 4 milliards d’euros en 2022.
L’hydrogène, solution magique ?
Pour remplacer les capacités pilotables qui doivent être fermées, l’Etat allemand n’a d’autre choix que de miser sur le gaz. En mars 2023, le gouvernement annonce vouloir construire 12 à 18 nouvelles grandes centrales. D’ici à 2045, la puissance installée devrait passer de 25,5 gigawatts à 150. Mais là encore, le privé ne semble pas répondre à la demande : sans le gaz russe bon marché, la construction de ces nouveaux moyens de production n’est plus assez rentable.
Pour faire passer la pilule d’un recours accru aux énergies fossiles, la coalition au pouvoir a trouvé une parade : les nouvelles installations devront être prêtes à fonctionner à l’hydrogène d’origine renouvelable. Mais pour produire le gaz « vert », il faudrait mobiliser encore davantage de foncier et de capitaux pour l’éolien ou le photovoltaïque, ce qui semble extrêmement difficile. En supposant que l’option hydrogène ne soit pas un simple alibi pour justifier la relance du gaz naturel, l’Allemagne devrait l’importer massivement : dans les différents scénarios de développement de l’hydrogène envisagés pour 2050, le niveau d’importation se situe autour de 80%. Berlin s’approvisionnerait auprès des pays nordiques mais surtout des pays méditerranéens, en particulier l’Afrique du Nord. C’est une des raisons pour lesquelles le projet de gazoduc H2Med entre Barcelone et Marseille, dont la construction a été décidée en octobre 2022, sera prolongé jusqu’en Allemagne. Ce fameux « hydrogène vert » permettrait également de produire des carburants de synthèse pour le secteur automobile afin de prolonger l’utilisation des moteurs thermiques. L’industrie allemande, enfin, espère devenir incontournable dans la filière des électrolyseurs nécessaire pour fabriquer ce gaz, comme elle le fût dans l’éolien et le photovoltaïque avant la vague de délocalisation des années 2010.
L’appel au marché
Alors que plusieurs pays européens réclamaient une réforme en profondeur des marchés de l’énergie suite à la crise des prix, l’Allemagne s’y est toujours opposée. Si Berlin défend la libéralisation envers et contre tout, c’est qu’elle a fondamentalement besoin des marchés pour assurer sa transition et sa sécurité énergétique.
D’une part, le secteur privé a développé de telles capacités de production non pilotables qu’elles dépassent de plus en plus souvent la demande nationale en période creuse. Quand cette situation se produit, les multinationales de l’électricité renouvelable doivent exporter pour ne pas perdre d’argent. Grâce à sa position centrale en Europe et grâce à la libéralisation, l’Allemagne est exportatrice nette d’électricité depuis 2003. Elle ne vend pas son courant uniquement aux pays frontaliers, mais jusque sur les marchés belges et italiens, en transitant respectivement par les Pays-Bas et la Suisse.
D’autre part, dans tous les scénarios prospectifs, l’Allemagne devient structurellement importatrice d’électricité dès les années 2030-2040. Selon les estimations, elle devra acheter à l’étranger de 90 à 150 térawattheures par an. Elle sera donc encore plus dépendante d’un marché européen qu’elle espère libre et sans entrave. En annonçant en mars 2023 une réforme a minima, Bruxelles lui a pour l’instant donné satisfaction.
Aurélien Bernier