Les investissements nécessaires sur les quinze prochaines années dans le système électrique donnent le vertige : 100 milliards d’euros dans les réseaux de transport, 96 milliards dans les réseaux de distribution, 65 milliards pour la construction de six nouveaux EPR… Derrière ces chiffres, on trouve l’indispensable évolution du système énergétique français au service de la décarbonation de l’économie ; et surtout les dizaines de milliers d’hommes et de femmes qui y travailleront. L’ensemble de la filière nucléaire s’apprête à recruter 10 000 personnes par an, et les autres filières énergétiques 5 000 par an au sein du seul groupe EDF. Il n’est pas exagéré de dire que le secteur des IEG va connaître un véritable big bang. Pour la FNME-CGT, il s’agit aujourd’hui de l’anticiper et de préparer le nouveau pacte social du secteur. Ces recrutements importants, les premiers depuis des décennies, sont un défi, mais aussi une chance pour le syndicalisme.
Les plus anciens s’en souviennent : les écoles de métier d’EDF, où ont été formés une grande partie des agents de l’entreprise publique des années 1950 aux années 1980, étaient aussi une formidable école du syndicalisme. En apprenant la partie technique de leur métier, les futurs électriciens nouaient entre eux des relations durables, garantes de la cohésion des futurs collectifs de travail traversés par les valeurs du service public et souvent aussi de futures équipes syndicales. Les perspectives actuelles de recrutement dans les IEG posent la question de la création de nouvelles écoles de métier, adaptées à l’élévation générale du niveau de formation, pour former les futurs salariés. Pour répondre aux besoins de ces filières industrielles, des initiatives ont été prises en ce sens dans les métiers où la pénurie de compétence était la plus forte, comme les soudeurs, avec la création de nouvelles écoles en Normandie et en Bourgogne. Mais, la présence syndicale dans ces lieux de formation de droit commun reste à travailler, comme la création d’écoles de métier répondant aux enjeux actuels du service public de l’énergie.
Le bouleversement annoncé est en cours dans le secteur énergétique et crée aussi de nouveaux lieux d’intervention syndicale. C’est le cas des Comités stratégiques de filière (CSF), réunissant les représentants des employeurs et des salariés, mais aussi (ce qui fait la différence avec les Branches, comme celle des IEG) des pouvoirs publics. Le Conseil national de l’industrie définit les filières. Trois concernent particulièrement la FNME-CGT : la filière « nucléaire », la filière « industrie des nouveaux systèmes énergétiques », et la filière « mines et métallurgie » (c’est la première fois depuis longtemps que la question minière est réinsérée dans la politique industrielle française). Ces CSF, présidés, voire préemptés, par des dirigeants d’entreprise, sont voulus par le gouvernement comme des outils au service de la reconquête industrielle française. La première condition pour réussir ce défi, c’est de remporter l’adhésion des salariés par la conquête de nouveaux droits, car les représentants des employeurs sont bien conscients qu’ils doivent soigner l’attractivité de leurs entreprises. Sous l’impulsion de la CGT, le futur contrat de la filière nucléaire devrait, par exemple, intégrer un socle social incluant des dispositions sur les déplacements, la rémunération, la formation.
Ce qui se joue au niveau des filières est d’autant plus structurant que les responsabilités sociales des grands groupes envers leurs fournisseurs et sous-traitants doivent être enfin engagées dans les faits. La directive européenne CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive) contestée par le patronat entre progressivement en vigueur. Elle oblige les entreprises (de plus de 500 salariés et 40 millions d’euros de chiffre d’affaires au 1ᵉʳ janvier de cette année, de plus de 250 salariés au 1ᵉʳ janvier de l’année prochaine, puis toutes les PME cotées en bourse au 1ᵉʳ janvier 2026) à publier chaque année un rapport présentant leurs données, certifiées par un organisme tiers, en matière d’environnement, de social et de gouvernance. Les conditions de travail au sein de l’entreprise pourraient ainsi se voir exposées publiquement, et portées à la connaissance des investisseurs, au même, titre que les performances financières. Cette obligation légale nouvelle vient renforcer la dynamique engagée par les obligations RSE (Responsabilité sociale et environnementale). Au sein d’EDF groupe, l’accord RSE de 2018 est en cours de renégociation, avec une date limite fixée en septembre. Il ne faut bien sûr pas se faire d’illusion sur la portée concrète de ces dispositions, qui aboutissent souvent sur des mesures difficiles à appliquer faute du rapport de force nécessaire, mais il ne faut pas non plus négliger le fait qu’elles vont en partie conditionner les conditions d’exercice économique et par conséquence le profil et le volume des nouveaux recrutements.
Un des enjeux de l’accord RSE est ainsi de rendre EDF groupe responsable des pratiques sociales de ses sous-traitants. Un enjeu d’importance, au moment où six nouvelles tranches de nucléaire EPR 2 s’apprêtent à être mises en chantier. Rappelons-en le calendrier : le chantier de Penly devrait démarrer dans les prochains mois, suivis dix-huit mois plus tard pour la seconde tranche, et ceux de Gravelines et de Bugey, avec un décalage de deux ans sur chaque chantier. L’expérience du chantier de Flamanville doit ici être méditée. En dépit des nombreuses luttes qui y ont été menées et que décrivent les syndicalistes CGT Jean-Charles Risbec Jack Tord et Jean-François Sobeck dans EPR Flamanville : un chantier sous tensions (Le Croquant, 2023), ce chantier a été marqué par la manière dont EDF s’est défaussé sur les entreprises de bâtiment et travaux publics de ses responsabilités, avec notamment deux morts par accident du travail à la clé et la condamnation en justice de Bouygues pour travail dissimulé. Les nouveaux chantiers d’EPR 2 devront socialement être exemplaires, ce qui passe par la conquête de droits nouveaux d’intervention des salariés dans toutes les entreprises actives sur le chantier. Un des moyens pour cela sera la signature, en cours de discussion, d’un contrat « grand chantier », qui offre une labellisation qui devra être assortie de moyens pour permettre aux organisations syndicales d’être présentes sur les sites.
Mais, il reste beaucoup à faire… S’il est indispensable de prendre appui sur le personnel et ceux qui vont rejoindre les IEG pour réussir ces nombreux défis, il est tout aussi incontournable qu’EDF, l’opérateur du service public, redevienne une entreprise saine financièrement et industriellement, donc cesser avec les injonctions contradictoires notamment celles favorisant une concurrence artificielle et nocive.
Nicolas Chevassus
Quels métiers pour le nouveau nucléaire ?
Porté depuis 2020 par le Groupement des Industriels Français de l’Énergie Nucléaire, le programme MATCH vise à anticiper les besoins de recrutement des entreprises. Son rapport 2023 donne une idée précise, sur 84 métiers clés, des besoins de la filière. Le chiffre clé de 100 000 recrutements, répartis sur l’ensemble du territoire, est le plus frappant, mais l’analyse par métier est la plus intéressante. MATCH distingue, en effet, plusieurs types de métier. Pour certains, les recrutements se sont déjà accélérés, et des dispositions doivent être prises d’urgence pour développer la formation : génie civil, forgerie-fonderie, contrôle-commande, électricité, process nucléaire, machines tournantes, chaudronnerie ou encore évacuation d’énergie. Pour d’autres, l’accélération de recrutement n’aura lieu que lorsque débuteront les constructions des six nouveaux réacteurs. L’enjeu pour ces métiers est de maintenir les compétences, de manière à ne pas se trouver dépourvu le moment venu, comme ce fut en partie le cas sur le chantier de l’EPR de Flamanville, entraînant d’importants retards. Sont notamment concernés les métiers d’ilot conventionnel – groupes turboalternateurs, tuyauterie-soudage, robinetterie, ventilation-climatisation, traitement de l’eau et aéroréfrigérant. Dans tous les cas, se pose la question de comment attirer des salariés vers ces métiers de l’industrie, puis de les fidéliser, ce qui passe par des conditions de travail et de salaire de qualité.