Cédric Durand, économiste de l’université de Genève, et Razmig Keucheyan, sociologue de l’université Paris Cité, viennent de publier l’ouvrage « Comment bifurquer. Les principes de la planification écologique ».

L’idée d’économie planifiée évoque spontanément les ex-pays socialistes et n’a pas laissé que des bons souvenirs, mais vous soutenez que ses origines sont beaucoup plus variées. Pourquoi ?

Cédric Durand : La planification, c’est le « grand autre » du marché : le néolibéralisme a pensé qu’il serait possible de coordonner l’ensemble des activités économiques, y compris celles du futur, c’est-à-dire les investissements, à travers les marchés financiers. L’échec est patent. Or, il n’y a qu’un mécanisme alternatif au marché : c’est la planification. Elle a été présente à différents moments de l’histoire du capitalisme, dans presque tous les pays, appelée parfois « politique industrielle » ou « politique du développement », et a pu prendre des formes très avancées. Il faut plutôt s’étonner que cette idée de planification ait disparu des discours ces dernières années. C’est là un contrecoup du fourvoiement de la pensée économique qui a suivi la chute du mur de Berlin, entraînant une sorte de régression infantile autour de la seule économie de marché.

Razmig Keucheyan : Ce retour de la notion de planification se fait dans un monde plongé dans des crises multiples, qui ont en commun de souligner l’impasse du tout marché. Premièrement, la crise financière de 2008, qui a montré que les marchés entraînaient de l’instabilité et a nécessité l’intervention de l’État pour les sauver. Deuxièmement, la crise environnementale, pour laquelle les mécanismes de marché (type donner un prix au carbone) ont prouvé depuis une trentaine d’années qu’ils ne fonctionnaient pas. Troisièmement, la crise géopolitique avec la montée en puissance rapide de la Chine, qui est un État où la planification joue un rôle très important, que nous étudions dans le livre.

Quelle différence faites-vous entre planification et lois de programmation pluriannuelle, comme par exemple sur l’énergie ?

C. D. : Ce sont des dispositifs qui ne portent que sur les dépenses publiques. Ils sont importants, car ils permettent de projeter l’action publique sur la durée, mais la planification telle que nous la défendons ne se limite pas à cela : elle porte aussi sur l’économie dans son ensemble, donc incluant l’investissement privé. Socialiser l’investissement privé revient en fait à taxer massivement les profits, et c’est donc un très puissant facteur de redistribution des richesses. Un des outils pour cela est de reprendre le contrôle public du crédit, ce qui permettrait de laisser une part d’initiatives aux producteurs privés, mais dans le cadre de grandes orientations décidées démocratiquement.

R. K. : Cet aspect démocratique est très important. Revenons sur l’expérience de la planification « à la française » mise en place par Jean Monnet après la Libération, et à laquelle la CGT participe jusqu’en 1947 (elle en est de fait exclue après le départ des ministres communistes du gouvernement). L’idée était d’associer les acteurs de l’économie (patronat et syndicats), des techniciens et des économistes pour mener une délibération démocratique visant à définir les besoins de l’économie. Débattre ainsi démocratiquement des objectifs que l’on se fixe fait toute la différence avec une planification bureaucratique comme celle que l’on a pu connaître en URSS. Aujourd’hui, il faut rajouter la dimension écologique à cette délibération démocratique sur les besoins. On veut revitaliser et redécouvrir ce qui a déjà été fait dans ce pays à la lumière des impératifs de la crise écologique, qui impose de réduire massivement l’empreinte environnementale de l’économie.

Vous défendez une « économie de décroissance de l’empreinte environnementale ». En quoi est-ce différent d’une économie en décroissance « tout court » ?

C. D. : Les décroissants soulignent que l’on ne peut pas prendre en charge la transition écologique dans un monde qui continuerait à croître quantitativement. C’est indiscutable. Mais, ce n’est que le point de départ d’une discussion que les décroissants refusent souvent de mener. Qu’est-ce qu’on fait décroître exactement ? Notre proposition porte sur « l’empreinte environnementale » parce que c’est quelque chose que l’on peut mesurer. Du reste, nous préférons parler de post-croissance que de décroissance. Il y aurait à la fois et en même temps une croissance considérable de nouvelles activités, en particulier de restauration de l’environnement et une décroissance massive liée au démantèlement des industries liées aux hydrocarbures.

R. K. : Notre idée est de ne pas nous en tenir à la décroissance du seul PIB.  Les critiques contre le PIB sont très nombreuses et justifiées : par exemple, il est insensible aux inégalités, à la dimension genrée qui passe par le travail non marchand des femmes, à la destruction de l’environnement, etc. Notre approche est d’intégrer ces critiques au débat sur la planification, en la fondant sur un calcul écologique en nature, et non sur un calcul économique en valeur.

Quelles seraient les conséquences de votre approche pour les grandes entreprises publiques ?

C. D. : Lénine parlait des « hauteurs stratégiques de l’économie », qui permettent de piloter le mode de développement ; c’est typiquement le cas du secteur de l’énergie. Nous défendons une réappropriation publique de ces hauteurs stratégiques de l’économie. On peut discuter si cette réappropriation publique doit se faire à une échelle locale ou nationale, mais elle est indispensable. Les grandes entreprises ont aussi un rôle d’entraînement sur l’ensemble de l’économie et permettent de diffuser certains types de pratiques, en particulier sociales. Cela a existé en France, par exemple, à EDF, et il faut y revenir. Donc, concrètement, il faut nationaliser Total… mais pour la démanteler !

Quelles seraient les conséquences pour l’emploi du démantèlement de l’industrie des hydrocarbures ?

C. D. : La question de que faire des entreprises massivement polluantes devra nécessairement être prise en charge. Il faudra forcément s’y attaquer. Aujourd’hui, il n’existe pas de modèle économique du démantèlement. Le capitalisme ne sait pas faire cela. Le démantèlement sera donc nécessairement socialisé. Nous sommes convaincus qu’il n’y aura pas de transition écologique s’il n’y a pas des garanties « en béton armé » pour le monde du travail. C’est pourquoi le démantèlement ne peut se défendre que s’il est accompagné d’une garantie à vie de l’emploi. La bifurcation écologique est un moment de mobilisation de la société, qui va créer énormément de travail, puisqu’il faudra à la fois démanteler ce qui ne peut plus durer et construire les infrastructures de demain.

R. K. : Il n’y a pas d’exemple de bifurcation écologique à ce jour, et on est donc obligé de fonctionner avec des analogies historiques. L’une d’elles, c’est l’économie de guerre. Par exemple, entre début 1942 et fin 1944, il n’y a plus une seule voiture produite aux États-Unis. La totalité de l’appareil productif des usines automobiles a été réorienté vers la production militaire. Si cela a été possible pour vaincre le nazisme, pourquoi est-ce que cela ne le serait pas aujourd’hui pour affronter la transition écologique ? Évidemment, le type de risque n’est pas le même. Mais, l’enjeu politique est aujourd’hui de convaincre qu’il faut une mobilisation politique et économique du même ordre que durant les guerres. Et notre proposition est que le meilleur outil pour cela est la planification.

Propos recueillis par Nicolas Chevassus